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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Melanie De Biasio

Le voyage

Dominique Simonet

Après s’être donnée corps et âme à l’Alba, maison d’accueil d’artistes qu’elle a créée dans sa ville natale, Charleroi, Melanie De Biasio a voulu se dégager de ce qui était devenu un carcan. Pour ce qui allait devenir Il Viaggio, son quatrième et surprenant album, la musicienne est revenue aux sources italiennes et familiales, avant de faire un crochet par la région de Woodstock, dans la vallée de l’Hudson, qui fut longtemps le refuge des artistes échappés de New York. Un “viaggio” auquel elle nous convie.

l Viaggio ne laisse planer aucun doute sur la genèse et la finalité du quatrième album de Melanie De Biasio : « Le disque est un voyage, dit-elle sans ambages, l’idée est de prendre la route et de se laisser porter. C’est une musique d’horizons. Je suis là sans être là, moins là, mais je suis toujours là ».

L’album est le résultat d’un voyage en plusieurs étapes, entrepris alors qu’elle était devenue sédentaire, par nécessité, en se lançant dans un chantier de taille: la rénovation de la maison de maître, 24 boulevard Jules Audent à Charleroi, pour en faire l’Alba, “maison des talents partagés” accueillant les artistes. (voir Larsen°39,ndlr)

Ce projet, Melanie De Biasio l’a littéralement porté à bout de bras, devenant cheffe d’un gigantesque chantier, loin de son métier de musicienne. Certes, elle était entourée de nombreux intervenants mais elle s’est sentie « seule malgré tout », seule à décider, à « inspirer les équipes ». « On n’est pas un surhomme, soupire-t-elle. Être conducteur de chantier, c’est un métier, et pas le mien ».

Retrouvailles avec soi

« Il était temps que je me retrouve », souffle-t-elle, une situation qu’il-lustre sa chanson Me Ricordo di Te : « Non voglio qualcosa di nuovo, ma solo riccordarmi che sempre e stato ». (Je ne veux pas de quelque chose de nouveau, je veux me souvenir de ce qui a toujours été).

Le déclencheur fut le festival Europalia qui, en 2021, choisit pour thème “Trains et voies”. Dans ce cadre ferroviaire, le festival pluridisciplinaire passa commande à Melanie d’une pièce musicale évoquant l’immigration italienne au siècle passé. De cette immigration dont elle se dit le produit, par son père. Son sang italien n’a fait qu’un tour : direction Lettomanoppello, dans les Abruzzes, un village haut perché à flanc de montagne d’où sont descendus de nombreux hommes pour plonger au fin fond des dangereuses et néfastes mines de charbon du Borinage.

« L’inspiration naît dans une urgence, l’urgence de partir, et avec peu: un sac à dos, mon petit studio portable, et aller retrouver les éléments qu’un enfant retient, les galets, l’eau, les oiseaux, la nature. » De là est né le titre Lay your ear to the rail, d’abord présenté dans le cadre d’Europalia, et qui ouvre Il Viagio. Coller son oreille au rail, ça fait tout de suite penser à l’imaginaire de l’ouest américain et à Lucky Luke, lorsque garçons vachers, Indiens ou soldats bleus se penchent sur la voie pour estimer l’approche d’un convoi ferroviaire.

« Comme quand un enfant joue aux cowboys et aux Indiens », confirme la musicienne. Dans la chanson, il est question de poser non seulement ses oreilles sur le rail, mais également ses rêves, son désir, « la vie, parce que ça peut s’arrêter n’importe quand ».

« Tous les messages sont assez doux et subliminaux, dans le sens qu’on prend ou on ne prend pas. Quand on berce un enfant, on répète souvent le message mais sans insister, au fond. Et moi, j’avais besoin d’entendre ça. »

De Lettomanoppello à Marcinelle et retour

Dans Lay your ears to the rail, on entend également une voix, venue du fond des âges – ou plutôt de la mine – évoquant Marcinelle. À Lettomanoppello, Melanie rendait visite à un tailleur de pierre du pays, la maiella, du nom de la montagne d’où elle provient. Curieusement, en sortant un peu épuisée du chantier de l’Alba, elle avait envie de capter le son de la machine coupant la pierre, avec toutes les difficultés techniques que cela représente, lorsqu’elle entendit, derrière elle, la voix de Cicco Pepe. Cicco qui travailla dans les mines boraines avant de retourner au pays.

Déjà que, dans le village, elle étonnait, « cette fille seule avec son micro et cet appareil en forme de boîte. Il faut prendre le temps avec les gens. La semaine suivante, au café, on a fait quelques photos avec le Rolleiflex 6x6 que le Musée de la photographie m’avait prêté, on s’est assis, on a bu un petit vin blanc et j’ai pu enregistrer Cicco Pepe. Il y a toute l’humanité dans sa voix ». Début août de cette année, elle est retournée là-bas pour présenter son travail à Cicco, au barman et aux gens du village, un moment « tellement beau ».

Au nord de Lettomanoppello, le sanctuaire dell’Iconicella a été le lieu de captation des paysages sonores de Chiesa. Rien de religieux là où il est plutôt question d’une « célébration » : « Je comprends pourquoi une église a été posée-là, juste pour ces vibrations, et on en envie d’en pousser la porte », explique la musicienne, capteuse d’ondes pour l’occasion. « Cette vibration me porte bien, elle est tout et son contraire à la fois. Elle n’est pas réduite à son côté pur ou sage. Il y a en même temps Ève et Lilith la louve. Cela peut s’autoriser dans la foi, ce que l’humain est et n’est pas encore. »

Un voyage en appelle d’autres

« Ce premier voyage a été tellement inspirant que je l’ai poursuivi », explique la musicienne. D’abord dans les Dolomites, à Montereale Valcellina, village dont sa famille est originaire et où, enfant, elle venait passer ses vacances. À sa grand-mère, dont elle a retrouvé la maison, elle dédie Nonnarina, chanson baignée de doux souvenirs, la première que Melanie chante en langue italienne.

Il Viaggio s’est ensuite poursuivi aux États-Unis, dans les Catskills, monts situés dans la vallée de l’Hudson. «Aux États-Unis, je me suis émancipée, je me suis donné la possibilité d’aller vers d’autres horizons, et d’aller pousser d’autres portes. C’est aussi ma force. » À Boiceville se trouvent les Sun Mountain Studios de David Baron. Son père, Aaron Baron, a arpenté l’Amérique dans un van transformé en studio 8 ou 16 pistes, studio mobile avec lequel le groupe The Band a enregistré Stage Fright, son troisième album, au Playhouse de Woodstock, au printemps 1970. « Il était un pionnier avec son camion, il allait enregistrer du blues et du folk dans le Delta du Mississippi. »

Garder la tension

À partir d’enregistrements de sons pris à l’aube, dans la montagne italienne, Melanie souhaitait réaliser une improvisation collective. Aux chants des oiseaux et aux aboiements de chiens sont venus s’ajouter des percussions diverses, voix, claviers, ainsi que le violoncelle de Rubin Kodheli. « Il y a un moment où on ne sait pas où l’on va mais on y va. Et, en même temps, il faut garder cette tension. À la fin, lorsque le silence revient, on se dit : “Il s’est passé quelque chose” ». Ce quelque chose, c’est The Chaos Azure, impro d’une bonne vingtaine de minutes occupant toute une face de l’album en version 33 tours.

Durant cette période, Melanie logea à Woodstock, « à côté de la villa de Jimi Hendrix, située à une centaine de kilomètres de Bethel, où eut lieu le mythique festival. Woodstock a toujours attiré les artistes de tout poil depuis le début du 20e siècle. Parmi ses résidents célèbres, Bob Dylan et le groupe The Band – ensemble, ils enregistrèrent les très fameuses Basement Tapes –, Van Morrison, Richie Havens, Paul Butterfield

«Aujourd’hui, Woodstock n’existe plus, observe la musicienne. Comment dire? C’est Disneyland. Mais je comprends tous ceux qui sont venus là, dans les Catskills où il y a beaucoup de bois et beaucoup d’eau. Même en hiver, c’est bouillonnant de vie. Les artistes y sont venus pour se poser, se reposer, chercher l’inspiration. »

Un jour, un train

« Je dois partir dans dix minutes pour déposer mon père à la gare », annonce Mélanie. Encore une histoire de train à prendre sur des voies qui mènent ailleurs ou à soi. Des expériences qui ont mené à Il Viaggio, la musicienne sort transformée : « Il y a eu plein d’histoires chouettes dans ce voyage », sourit-elle. Sa voix en a profité pour évoluer en s’approfondissant : « La voix, elle prend le sens de la vie. Est-ce mieux ou moins bien ? » Elle fait partie du voyage. « J’avais besoin de la route à travers les yeux d’enfant, de cette fraîcheur chahutée par le chantier, la poussière. Ce voyage m’a ramenée à l’essence. Même si ce n’est pas nécessairement là où les gens m’attendent… »


Melanie De Biasio
Il Viaggio
[PIAS]