On the road again...
(partir en tournée? qui, quoi, comment...)
Alors que les concerts sont devenus la principale source de revenus des musicien·nes, que signifie tourner en 2025 pour un groupe de la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Est-il facile d’en vivre, de trouver des dates, de s’exporter ? La réponse avec La Jungle, Saule et quelques autres acteur·rices du secteur.
Ils peuvent jouer partout. Sur n’importe quelle scène (même sur le plancher des vaches au milieu du public). À n’importe quelle heure. N’importe où. D’une efficacité redoutable en live, La Jungle est l’un des groupes les plus exportables de la scène belge et aussi l’un de ceux le plus souvent sur les routes. Cet été, à côté de dates à Flobecq, Mons et Dixmude, après avoir donné trois concerts au Canada et avant de s’envoler pour un festival au Portugal à l’affiche duquel figuraient entre autres Vampire Weekend, Air et Franz Ferdinand, le plus sauvage et technoïde des tandems de Wallonie-Bruxelles a effectué une petite tournée intitulée Belgique Sonique en France avec The Guru Guru et It It Anita. « On s’est rendu compte qu’on fonctionnait différemment avec les mêmes objectifs, raconte le batteur Rémy Venant. Le but n’est pas de crever le plafond de verre. Il est de se développer, de donner des concerts, de vendre des disques et d’en vivre. Mais derrière cette volonté, chacun a son modèle social et économique. »
Maxime Lhussier
membre de Pale Grey et boss de l’agence de management et de booking Odessa
La quantité d’artistes en quête de concerts,
et donc la concurrence, ont explosé.
En ce qui concerne le live, La Jungle a déjà cette particularité de voyager léger. « C’est parce que nous sommes un duo que nous pouvons être autant sur la route. On n’a jamais demandé des cachets faramineux et on fonctionne de manière très DIY. Tout est plus facile qu’à cinq évidemment. En plus, s’il n’y a pas de copains pour nous accompagner, on y va tout seuls avec notre van. Depuis le début, on a beaucoup tourné et accepté un max de plans. Certains ne donnent que 20 concerts par an alors qu’il nous arrive d’en faire 100. Cultiver la rareté, ça ne nous intéresse et ne nous ressemble pas. Et si La Jungle sonne de la sorte, c’est parce qu’on joue constamment. De toute façon, on ne rameute pas assez de gens pour ne donner que trois concerts sur l’été et on n’a aucune envie de ne faire que dix dates super bien payées par an. »
Il y a quasiment autant de manière de tourner que de groupes en activité. Et évidemment une kyrielle de questions à se poser. À quelle cadence veut-on et peut-on partir sur les routes? Dans et à quelles conditions? Qui emmène-t-on avec soi? Ces interrogations mènent à d’autres sous-jacentes. « Est-ce que tu mets le focus sur l’énergie ou la qualité sonore? Est-ce que tu vises des villes et des territoires où tu es déjà installé ou des endroits que tu ne connais pas? »
Ces dernières années, le marché a changé. « La quantité d’artistes en quête de concerts, et donc la concurrence, ont explosé, commente Maxime Lhussier, membre de Pale Grey et boss de l’agence de management et de booking Odessa. Notamment parce que les moyens de production et de diffusion se sont démocratisés. » Puis aussi parce qu’avec la chute des ventes de musique enregistrée, les concerts et les tournées sont devenus le gagne-pain. « Enfin, si tu as de la chance, tempère Philippe Decoster de Nada Booking. Tous ces groupes américains qui viennent jouer à La Binchoise ne gagnent pas leur vie avec ça. Ils doivent avoir un job ou habiter chez papa maman. Souvent, ils mettent du fric de côté et partent le dépenser en tournée. Quand tu déclares 250 balles, il t’en reste 125… »
« Généralement, quand tu grossis, tu vises de plus grosses salles et de plus gros cachets. Mais en tant qu’artiste émergent, tu ne dresses souvent aucune barrière financière, reprend Maxime Lhussier. On te propose 300 balles et tu y vas à cinq. Pour payer tout le monde correctement, il faut entre 1.500 et 2.000 euros. Mais quand tu n’es pas connu, tu dois t’exposer. Faut se faire connaître et apprécier. Certains organisateurs en jouent parfois. Ils te disent qu’il n’y a pas de cachet mais que c’est bon pour la publicité. »
« Toute l’économie d’un artiste aujourd’hui repose sur le live. D’ailleurs les labels prennent de plus en plus souvent un pourcentage dessus. Parce qu’ils savent qu’ils ne vont pas vendre des camions d’albums, dévoile Saule. Dans beaucoup de contrats maintenant, tu trouves des clauses qui stipulent que la maison de disques percevra 10% de tes cachets de live ou de tes ventes de merchandising… Et c’est normal. Il faut entre 10.000 et 60.000 euros pour faire un disque. Comment veux-tu récupérer de pareils montants autrement. »
Tourner donc mais à quel prix? « Nous, il nous faut un cachet chacun, qu’on puisse se payer, rebondit Rémy Venant. Puis, ceux qui nous accompagnent, on les rétribue à la volée. On ne fait pas de break et on ne prend pas de jour de congé quand on part sur les routes. On essaie de jouer tous les jours et le logement fait constamment partie du deal. Qu’on pieute à l’hôtel ou chez l’habitant. Ce qu’on préfère parce qu’on aime rencontrer des gens. Les coûts, ça se réduit donc à la masse salariale, aux frais de déplacement et à un petit resto de temps en temps. »
Qui peut se permettre de tourner? « Tout le monde sur papier. Tu peux toujours trouver une salle qui va te filer 30 balles et deux snickers, rigole Max Lhussier. Mais je bosse avec des artistes professionnels qui doivent gagner leur vie et bouffer. » « Tout dépend de ce que tu veux faire de ta musique. De si tu veux en vivre, approfondit Rémy. Avant, je bossais au Vecteur à Charleroi. Mais aujourd’hui, j’ai une famille et je ne fais plus que de la musique. Je n’ai plus de boulot à côté. »
Covid, inflation et difficultés financières
2020, la pandémie et les confinements ont clairement constitué un point de bascule dans le secteur. « Il y a eu un avant et un après, remarque Saule. Beaucoup d’orgas de festivals aujourd’hui disent vivre leurs dernières éditions. Pour les tout gros qui accueillent Gims, ça va aller. Mais les rendez-vous de moins grande ampleur, des super événements qui font souvent tourner beaucoup d’artistes belges, souffrent. J’ai une réputation d’entertainer. De mec de scène. Or, pour te construire, il te faut des spots de découverte et des premières parties. Beaucoup de fans que je rencontre par exemple me parlent d’un même concert où j’ai ouvert pour Bénabar… » Qu’on le veuille ou non, la pandémie a changé les habitudes des spectateur·rices. « Certains ont peut-être de nouveaux centres d’intérêt ou redéfini leurs priorités. Il fut un temps où je jouais devant des spectateurs en K-Way. Alors que maintenant, même à des concerts gratuits, t’as pas un chat dès qu’il pleut. Un truc a bougé dans les mentalités. Et ça vaut aussi pour les salles. Comme il n’y a plus assez de monde, les organisateurs sont obligés d’augmenter le prix de leurs tickets. Et vu ces hausses de tarifs, les gens vont moins aux concerts. Ça se mord un peu la queue. »
Cela fait une dizaine d’années que Saule n’a pas tourné en France. Son dernier album Dare-Dare est sorti pendant le Covid. « Et il est compliqué de vivre de sa musique juste sur la Belgique. Les droits d’auteur m’ont sauvé la vie et j’ai heureusement différentes cordes à mon arc. Notamment celle de la comédie. »
Au-delà des circonstances et désidératas individuels, les artistes doivent composer avec le contexte économique et politique général. « Vu l’inflation, on ne peut plus jouer pour 200 balles comme il y a dix ans, note Rémy. Je plains les groupes qui commencent maintenant. Les gens font moins confiance. Les bars ont moins facile à sortir de l’argent, même de petits montants, pour un artiste que personne ne connaît. En 2015-2016, on ne rencontrait pas trop de difficultés mais aujourd’hui, c’est plus compliqué. Pour trouver six dates avec un itinéraire qui tient plus ou moins la route, c’est devenu la croix et la bannière. Et jouer pour 50 euros quand tu en as déjà 30 à sortir de carburant… » « Chaque confirmation est le résultat d’un combat, poursuit Max Lhussier. Quasi plus rien ne se fait facilement. C’est fini d’envoyer un mail et de choper dix dates. »
Le milieu de la chanson française n’échappe pas à la règle. Que du contraire. « Les monstres comme Zazie, Florent Pagny et Pascal Obispo ont une telle fanbase qu’ils continuent de tourner, détaille Saule. Et tu as des ovnis comme Zaho de Sagazan et Barbara Pravi. Mais ce n’est pas de la chanson française traditionnelle. À côté de ça, beaucoup d’artistes sont obligés de modifier un minimum leur ADN musical. De faire appel à des producteurs qui vont leur mettre la couche de vernis qu’il faut pour passer en radio aujourd’hui. Parce qu’en France, les radios changent quand même la vie. Je n’ai pas envie de faire du hip-hop. J’ai essayé. Mes gamins de 18 et 14 ans ont rigolé. “Papa reste à ta place”. Mais par le passé, Gainsbourg a fait du yéyé, du reggae… Ce n’est pas retourner sa veste. C’est vivre avec son temps. »
Trump, le Brexit et les frontières
Le contexte international, l’évolution des sociétés et des mentalités exercent aussi forcément une influence sur le secteur. « On constate un gros virage à droite qui ne va pas dans le sens de la culture et pousse les artistes à se faire du souci, poursuit Rémy. Nous ne délivrons pas de message politique avec notre musique mais on n’en a pas moins honte de ce qui se passe dans notre pays. De ces gens qui essaient toujours de te faire croire que c’est de la faute des pauvres ou des étrangers. » Le Brexit et la politique américaine, le repli sur soi et le durcissement des frontières impactent inévitablement le marché.
« L’Angleterre, on a toujours repoussé. Il y a trop d’offres et de concerts chaque soir, analyse Rémy. Mais en plus, aujourd’hui, il te faut un visa. Et aux États-Unis, tu as Trump qui n’est pas particulièrement ouvert à la circulation des artistes et à la circulation tout court. Il y a 20 ans, on y aurait été comme des punks. Mais aujourd’hui, sans distribution, sans relais, sans plan, tu n’y vas pas. » « Quand tu veux monter une tournée, il y a des territoires intéressants et d’autres pas, assène Philippe Decoster. L’Angleterre, on a essayé quelques fois. Mais c’est vraiment pour perdre du blé. Ça ne sert pas à grand-chose. Dès que les artistes me parlent d’Angleterre d’ailleurs, je soupire… »
En attendant, les artistes de Wallonie-Bruxelles se frottent à la petitesse de leur marché. « Tu peux ressentir l’impression d’avoir vite fait le tour. Mais nous, il y a toujours quelqu’un pour nous faire jouer dans un patelin qu’on ne connaît pas », sourit Rémy. À l’étranger, c’est autre chose. Même si notre scène musicale a des points de chute privilégiés. La France en tête. « Pour nous, aux Pays-Bas, les conditions ne sont pas folles et en Allemagne, en matière de clubs, ça a toujours été l’enfer. Le Portugal et l’Espagne ? Mal payé. À partir d’un moment, tu fais ça pour voir du pays et rencontrer du monde. Quand tu te rends plus loin, ce n’est généralement pas pour le fric. »
« Ça a toujours été compliqué de faire tourner des groupes, note Philippe Decoster. Mais c’est nettement plus facile pour nous quand il s’agit de trouver des concerts à un projet installé comme les Girls in Hawaii qu’à un groupe en développement. Tu as besoin de quatre dates en France, tu les trouves aisément. Tu y ajoutes un truc pas trop dégueu aux Pays-Bas… Mais à côté de ça, dans nos expériences récentes, je peux parler d’Ada Oda. Trois ans d’investissement, neuf mois de boulot. Des passages dans tous les festivals de showcases, de South By Southwest au Texas jusqu’à la Slovénie, des concerts dans toutes les grosses capitales… et avant même que l’album soit sorti, le groupe se sépare. Foirage total. »
Le boss de Nada évoque aussi le cas de Roméo Poirier, un Français de Bruxelles qui fait de l’électro expérimentale et joue un peu partout en Europe. « Il se promène tout seul avec son synthé. Il joue dans des lieux arty et je ne suis même pas sûr qu’il a le permis. Il ne perd pas de blé et gagne modestement sa vie. »
Maxime Lhussier constate une vraie boulimie de découvertes pour le moment. Une course à la nouveauté. Une quête perpétuelle de sang frais. « Avec Odessa, on a par exemple eu un meilleur été pour Julie Rains, qui est très talentueuse mais n’a que trois titres à son actif, que pour d’autres dont c’est déjà le troisième album. Il faut composer avec la culture du zapping. Cette course à la nouveauté généralisée est liée aux plateformes d’écoute qui exigent que tu sortes des trucs tous les deux mois pour ne pas te faire éjecter des algorithmes. Mais elles ont aussi modifié les manières de consommer. Avec elles, on n’écoute plus les dix ou les vingt mêmes albums pendant six mois… »
Soutien et subsides
Avec l’avènement de l’intelligence artificielle et le climat socio-politique incertain, il devient difficile d’imaginer le monde de demain. Et il en va de même pour le secteur du spectacle. « Stromae n’a pas à s’inquiéter, rassure, taquin, Philippe Decoster. Les gens aujourd’hui n’ont aucun souci à payer des centaines d’euros pour, dans le meilleur des cas, se retrouver à 50 mètres de la scène et regarder des concerts sur un écran géant. Mais je ne sais pas à quoi ressemblera l’avenir des concerts. »
« La suite pour moi, c’est du combat social, avance Rémy Venant. Tu ne peux plus juste te préoccuper de ta création et de ton groupe. De ton petit disque et de ta tournée. Je ne dis pas qu’il faut tout politiser mais une lutte est clairement en place. Elle concerne autant les artistes que les maçons ou les boulangers. Les ouvriers, parce que je vois les musiciens comme des ouvriers, vont devoir descendre dans la rue et faire entendre leur voix. On doit se bouger pour ne pas se faire dévorer. La priorité, c’est de défendre nos droits et les gens sous-estiment le pouvoir de la masse. On voit bien que le gouvernement est en train de détruire l’enseignement, la sécurité sociale et la culture. »
Les mesures d’austérité se font déjà ressentir dans le milieu. En Belgique et en France, les organisateurs de concerts et les structures qui encadrent les artistes sont pour l’instant aidées. Que ce soit au niveau local, régional ou communautaire… « On constate déjà en France de grosses coupes budgétaires. Nous ne serons pas les plus impactés mais les cachets et les aides vont à la baisse. »
La Jungle partage quelques expériences récentes qui en disent long… « Certaines offres qui avaient été validées ont été réduites de 35% quatre mois avant le concert, à cause de la suppression de subvention. C’est encore plus vicieux en Belgique où on te prévient que tu seras payé autant si on a nos subsides et autant si on ne les a pas. À Liège, ça a même été plus radical. Un festival auquel on aurait dû participer a été annulé. Le contexte est hostile aux artistes émergents. C’est dégueulasse, élitiste. Et ça ne valorise pas la production la plus intéressante. »
Face à ces constats déprimants, tourner fait-il toujours rêver ? Les concerts flattent-ils toujours l’ego ? « Le meilleur moyen de briser tes rêves, c’est les réseaux sociaux. Il y aura toujours des mecs qui seront mieux payés et qui attireront plus de monde que toi. Moi, je veux juste faire de la musique avec des gens que j’aime bien. » La Jungle vient d’enregistrer son septième album et il contient deux batteries… « On va donc bientôt se retrouver sur scène à trois et devoir un peu s’organiser. On ne pourra plus arriver cinq minutes avant de jouer. »
« Cette année est un peu particulière, avoue pour sa part Saule. Je n’ai pas encore sorti mon disque. Je n’ai donc prévu que quatre ou cinq concerts, des super spots avec des bons cachets, histoire de ne pas griller mes cartouches pour l’an prochain. Je suis quelqu’un qui, généralement, tourne beaucoup. J’aime ça et j’en ai besoin. Il y a moyen de tourner sans disque. Mais il faut des concepts, des idées. De toute façon, je pense qu’aujourd’hui, tu ne peux plus jouer la rareté. Si tu t’absentes et te fais discret, tu disparais. »