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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

La Jungle

La routine? Non merci!

Nicolas Alsteen

En expansion, La Jungle étend son territoire vers de nouveaux horizons. Au-delà d’un sixième album studio agencé aux côtés de figures de l’art brut, le duo montois fait son cinéma, collabore avec une fanfare mais aussi avec des ados handicapés et quelques adultes complètement perchés. Plus on est de fous, plus on rit !

Jamais contraire à l’idée d’aller jouer un petit concert, La Jungle enfile volontiers les kilomètres pour répondre à l’invitation des équipes de programmation d’ici et d’ailleurs. Cet été, le duo montois a notamment secoué le cocotier de quelques festivals à l’étranger. À commencer par le Paléo, le plus grand festival en plein air de Suisse, mais aussi le Festival Bobital, en Bretagne. «Là-bas, nous étions programmés le même jour qu’Angèle, Roméo Elvis ou Tiakola», détaille le batteur Rémy Venant, alias Roxie, moitié de La Jungle. «Nous avons joué après Angèle. Le public était super chaud. Comme quoi, à force de tourner, d’enfoncer le clou, les gens commencent à capter qu’il y a un groupe belge qui s’appelle La Jungle… Ça fait plaisir! D’autant que nous ne passons quasiment jamais à la radio. Mais via la scène, notre nom circule et s’impose désormais à l’affiche de manifestations réputées “grand public”.» Plutôt coutumier des bons plans DIY, des salles du réseau alternatif et des concerts joués dans des brasseries branchées fleurs de houblon et gros son, La Jungle promène à présent sa science de la transe noise-rock dans des événements aussi populaires que Couleur Café ou Esperanzah!.

 

La Jungle

Après cinq albums à deux, il faut trouver des moyens d’esquiver la monotonie…

 

Avec plus d’une trentaine de dates prévues d’ici la fin de l’année, le duo poursuit sur sa lancée. C’est que le groupe entretient un rapport instinctif, quasi vital, à la scène. Un lien qui, en mars 2020, cède pourtant sous la pression d’un virus extrêmement virulent… Chez La Jungle, la crise sanitaire se mue rapidement en crise de nerfs. «Pour nous, une vie sans concert, c’est la sanction ultime», assure le guitariste Mathieu Flasse, alias Jim, grand blond connu pour ses sauts de cabri depuis les amplis. «Pour éviter de devenir fou, nous avons trouvé des occupations.» La première prend la forme d’une session d’enregistrement qui donnera naissance à Ephemeral Feast, album publié au printemps 2022. «Notre deuxième chantier était Transe Wallonie Express, un film consacré à une petite tournée wallonne, montée en plein confinement. À l’époque, ce docu était 
un alibi: un prétexte officiel pour rejouer des concerts.» Mêlant images d’archive sur la vie sociale en Wallonie et instants de communion entre La Jungle et son public, le court-métrage réalisé par Florian Vallée s’est dévoilé cet été, en avant-première, au Festival du Cinéma Belge en Garrigue.

Art brut de décoffrage

La Jungle profite également du confinement pour développer des liens étroits avec Art et Marges Musée, une institution bruxelloise spécialisée dans l’art outsider (ou art brut) qui, à travers ses expos, questionne l’art et ses frontières. «Cette collaboration est arrivée par l’intermédiaire d’une amie montoise, Coline De Reymaeker, l’actuelle directrice d’Art et Marges Musée. Nous nous sommes lancés là-dedans sans a priori. Juste pour voir s’il était possible de rapprocher notre musique de l’art brut. À l’arrivée, cela a donné naissance à un nouveau disque…»

Avec l’aide du musée, La Jungle rassemble alors dix noms d’artistes autodidactes. «L’idée était d’établir un dialogue, une relation d’échange, avec ces personnes, généralement porteuses d’un handicap mental. Chaque rencontre nous a inspiré un morceau. Une fois enregistré, nous le faisions écouter à la personne concernée pour qu’elle puisse, à son tour, délivrer une œuvre graphique inspirée par notre musique.» Le groupe rend d’abord visite à André Robillard à Orléans, puis à Inès Reddah et Hideki Oki au Créahm, à Ixelles. Le duo rencontre ensuite François Peeters à la Pommeraie de Quevaucamps, mais aussi Lien Anckaert à Harelbeke ou Samuel Trenquier dans son atelier d’Anderlecht. Perturbée par les contraintes sanitaires, l’entreprise des deux musiciens se prolonge grâce à des correspondances à distance avec des artistes issu·es du Centre Reine Fabiola (Neufvilles), de Zone-art (Verviers) ou de La S Grand Atelier, à Vielsalm.

Singes en liberté

Cette «partie de ping-pong» avec les artisans de l’art outsider s’étale dans la durée. «À l’exception du format, carré comme une pochette de disque, nous n’avons imposé aucune contrainte de temps à nos collaborateurs, souligne Mathieu Flasse. Certains nous proposaient une peinture en quelques heures, d’autres prenaient des jours, voire des semaines, pour finaliser un dessin… Tous les visuels qui ont émergé de ce long processus se trouvent à présent dans le livret qui accompagne la sortie de Blurry Landscapes, notre sixième album studio.»

Proche de l’art brut dans son rapport instantané à la création, Blurry Landscapes répond à un imaginaire débridé, à un laisser-aller libérateur. Créés dans une relation privilégiée à la différence, les onze morceaux de l’album cassent les codes du math-rock épileptique habituellement servi par La Jungle. Ici, arythmies et envolées planantes donnent lieu à de véritables moments d’apaisement. Plusieurs plages atmosphériques dessinent ainsi des aires de repos au milieu des cavalcades technoïdes orchestrées par le duo.

L’autre particularité de ce disque est visuelle. Là où les précédents albums de La Jungle répondaient à une esthétique uniformisée par l’illustrateur américain Gideon Chase, la pochette de Blurry Landscapes (d)étonne. «Notre choix s’est porté sur l’une des œuvres réalisées au cours du processus créatif. Nous avons choisi le dessin réalisé par Hideki Oki. On y voit deux singes. Ils symbolisent la dualité de La Jungle. On peut aussi y voir une allusion à nos origines montoises (en référence au petit singe de la Grand Place, à Mons –ndlr). Nous retravaillerons certainement avec Gideon dans le futur. Mais comme sa démarche n’est nullement liée à l’art brut, ça n’avait aucun sens de faire appel à ses services.»

 La paix du bon ménage

Le nouvel album de La Jungle fait aussi écho à un épisode remarquable, aperçu l’an dernier, à Esch-sur-Alzette, lors des festivités organisées dans le cadre de la capitale européenne de la culture. 
À cette occasion, le duo belge s’était associé au collectif parisien Brut Pop pour monter un spectacle avec des adolescents porteurs d’une déficience mentale. «Ce projet n’a aucun lien direct avec Blurry Landscapes, affirme Rémy Venant. Il s’agit d’une initiative née dans l’après-Covid, grâce au soutien de la Kulturfabrik, à Esch-sur-Alzette. Cette expérience collaborative se prolongera bientôt en studio. Nous tenons vraiment à enregistrer un disque avec les ados et partir en tournée avec eux.»

 

La Jungle

La réalité, c’est qu’on ne choisit pas les gens avec lesquels on travaille.
Ils nous tombent dessus
!

 

Reste que la connexion établie avec l’art brut offre aujourd’hui de nouvelles pistes de réflexion au duo. «C’est surtout qu’après cinq albums à deux, il faut trouver des moyens d’esquiver la monotonie… La Jungle occupe l’essentiel de notre temps. Mais depuis peu, nous avons aussi un projet collaboratif avec Spagguetta Orghasmmond, le groupe le plus déjanté de Charleroi. Et puis, il y a Junkz, un orchestre qui célèbre notre rencontre avec la fanfare KermesZ à l’Est. Ces projets parallèles nous permettent de réguler notre relation en duo.» Mais ce foisonnement créatif déroule inévitablement un tapis de questions. «La fatigue? La santé mentale? C’est un peu délicat à gérer, confie le batteur. D’autant que nous avons aussi des vies de famille… Pourtant, nous n’avons aucune raison de nous plaindre. Nous sommes les seuls responsables de la situation. Personne ne nous force à mener quatre projets de front.»

Dans sa tentative de diversification, La Jungle mise néanmoins sur une constante: s’entourer de joyeux lurons. «La réalité, c’est qu’on ne choisit pas les gens avec lesquels on travaille. Ils nous tombent dessus!, s’amuse le guitariste. Rien n’est prémédité. La naissance de Junkz, par exemple, c’est un coup du sort. Les mecs de KermesZ à l’Est jouaient un concert dans mon village. Un orage a éclaté et ils se sont retrouvés dans mon salon. Finalement, j’ai allumé un barbecue et ils sont restés une semaine à la maison… Avant ça, on ne les connaissait pas. On ne s’était jamais dit qu’on monterait un groupe avec une fanfare. D’ailleurs, Junkz est vraiment parti d’un délire. Au début, on s’était mis en tête de reprendre la BO que Vladimir Cosma avait enregistrée pour le film La Chèvre. Ça résume bien notre méthode de travail: on laisse venir et les choses se font…»

Dans le mouvement, La Jungle entrevoit déjà son futur: «Nous allons préparer l’enregistrement d’un nouvel album avec des morceaux profilés pour la scène. Fini les introductions, les interludes et les morceaux planants. On voulait se faire plaisir. On l’a fait. Maintenant, on passe à autre chose.» Toujours plus vite, encore plus fort.


La Jungle
Blurry Landscapes
Black Basset Records/Rockerill Records / À Tant Rêver du Roi Records