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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Ensemble(s), pourvu que ça dure!

Véronique Laurent

Le Quatuor Danel fête ses trente ans: l’occasion d’échanger avec deux de ses membres. Comment assurer la longévité d’un ensemble de musique de chambre? Entre fausses idées et vraies contraintes, frictions créatives et dialogues, Marc Danel et Gilles Millet ne livrent pas de recettes mais partagent leurs réflexions à propos d’un parcours dont la durée interroge la vie en (micro)société. Les expériences des "jeunes" quintet Fractales et Quatuor MP4 s’ajoutent en contrepoint.

Pleins feux sur le Quatuor Danel

Le cliché a la dent dure : les quatuors ressembleraient à des cocottes-minute. Directrice d’une agence dédiée à leur accompagnement, Sophie Simmenauer en traçait les contours – émotionnels – dans un livre paru en 2008 : Se mettre en quatre – La vie quotidienne en quatuor à cordes. Et l’exercice a de quoi les agacer, les cordes, sensibles ou non : quatre individualités réunies dans le but de transmettre le meilleur. Où se niche le pire ? La comparaison avec la dynamique de couple surgit de façon récurrente dès que l’on s’intéresse à celle des quatuors. Marc Danel et Gilles Millet, respectivement premier et second violon du Quatuor Danel – dont certains membres ont été remplacés au fil du temps – l’évoquent très tôt lors d’un entretien en visioconférence à l’issue du festival de musique de chambre de Kuhmo (Finlande) où les Danel terminent une intégrale de Beethoven. « À deux, ce n’est pas simple, alors à quatre ! », commente le premier violon. Le second enchaîne : « Oui, c’est comme une vie de couple à quatre. Et, en même temps, c’est comme entrer au couvent. Il faut une certaine discipline et apprendre à dire oui. Pour préserver l’envie d’être dans le quatuor et la joie de jouer ensemble. »

À ses débuts, le Quatuor Danel implique la sœur et le frère de Marc Danel, tou·te·s des Lillois d’origine installé·e·s à Bruxelles. Juliette Danel, altiste, le quitte en 1997. Tony Nys prend sa place, puis Vlad Bogdanas en 2005. Le violoncelliste Guy Danel arrête en 2013. Successeur : Yovan Markovitch. Des séparations et des nouvelles unions que s’était dès le départ interdites le célèbre Quatuor Borodine dont le violoncelliste, Valentin Berlinsky, en a théorisé l’engagement, instituant le quatuor comme intangible et comme priorité absolue… mais le parcours de vie de certains de ses musiciens n’a pas permis de le tenir. « Lors de notre résidence à Aldeburgh, en Grande Bretagne, se souvient Marc Danel, nous avons eu la chance de suivre un stage avec les Borodine. Valentin Berlinsky nous a dit « vous pouvez devenir un quatuor extraordinaire, mais il faut arrêter tout le reste ». Mon frère, deuxième soliste à la Monnaie, a lâché son poste et ma sœur, un poste d’enseignement. » Animés par cette volonté de vivre du quatuor, les trois Danel et Gilles Millet travaillent énormément, 5 à 9 heures par jour, week-end compris, enchaînant les concerts, accumulant les prix mais pas nécessairement l’argent, et savourant la chance d’être formés par les plus grands, les Borodine, qui leur confient leurs partitions de Chostakovitch, et aussi par les Amadeus, un autre quatuor mythique, réputé se détester, « rien de plus faux », s’écrient en chœur les deux Danel.

 

Quatuor Danel

Oui, c’est comme une vie de couple à quatre.
Et, en même temps, c’est comme entrer au couvent.
Il faut une certaine discipline et apprendre à dire oui.


Au rythme d’un concert par semaine, la formation Danel joue, durant la première année, tous les quatuors à cordes de Chostakovitch, la seconde, tous ceux de Beethoven. La suite ? « On a reçu beaucoup de soutien en Belgique, commente Marc Danel, de la part du musicologue et directeur de Radio 3, Pieter Andriessen, des Jeunesses Musicales ou encore d’une salle comme De Singel à Anvers. Nous sommes arrivés dans un contexte très porteur pour la musique de chambre. » Le Quatuor Danel se taille une belle place dans le champs classique, ce qui ne l’empêche pas de commencer à collaborer avec des compositeurs contemporains belges, comme Claude Ledoux, Benoît Mernier ou Jean-Luc Fafchamps. « Le milieu musical belge dans les années nonante se montrait incroyablement ouvert ; on avait la possibilité d’être qui on voulait. C’était une époque où on pouvait vivre du quatuor plus facilement, pensent les Danel. Certaines structures peuvent aujourd’hui promouvoir un ou deux quatuors, mais pas beaucoup plus. » Les lignes de conduite contraignantes formulées par Berlinsky semblent s’être dissoutes dans les évolutions sociétales.

Ensemble(s) depuis une dizaine d’années

Fractales, un quintet créé en 2012 et dédié à la musique contemporaine, a plusieurs fois changé de violoniste et flûtiste, « pour des questions géographiques », explique son pianiste d’origine brésilienne Gian Ponte. Certains membres, rencontrés lors de la formation au Conservatoire de Bruxelles, retournant dans leur pays au bout de quelques années. En 2016, Marion Borgel et Renata Kambarova rejoignent Gian Ponte, le violoncelliste Diego Coutinho et le clarinettiste Benjamin Maneyrol. Cinq années à se voir chaque semaine, à être en contact tous les jours ou presque. Des conflits ? « Jamais ». Peut-être parce que « d’autres activités nous nourrissent (artistiquement mais aussi financièrement,– ndlr), principalement l’enseignement », expose Benjamin Maneyrol.

 

Quatuor Danel
La scène arrange beaucoup de choses


Le contexte évolue, lui aussi. La musique contemporaine, longtemps jugée élitiste et cérébrale, touche progressivement un public plus jeune, le musicien de Fractales en fait le constat, grâce entre autres à une curiosité assouvie sur les réseaux sociaux. La musique contemporaine pratique de plus l’hybridation croissante avec d’autres disciplines, danse, théâtre, littérature, créant des performances multiformes et demandant aux musiciens des prestations autres que musicales. Ce décloisonnement explose les catégorisations et « c’est plutôt positif », estime Fractales.

À des projets collaboratifs croisant d’autres médias, danse, peinture etc., le quatuor MP4 y a également participé : « Cette curiosité nous a fait grandir », déclare par téléphone Margaret Hermant, second violon de ce quatuor formé, lui aussi, pendant les années de Conservatoire. C’était en 2008, avec Claire Bourdet, l’alto Pierre Heneaux et la violoncelliste Meryl Havard. Et dont l’initiatrice décrit le fonctionnement comme « organique ».

Individualité vs individualisme

Certaines valeurs, ou règles, ne doivent-elles pas être mises en avant pour perdurer? Gian Ponte et Benjamin Maneyrol reviennent sur le choix du nom de leur ensemble, Fractales. « La partie (de l’objet géométrique) est similaire au tout, le système complètement égalitaire : on a tous une voix. » Benjamin Maneyrol ajoute apprécier la richesse découlant des origines diverses de ses membres. « C’est très réjouissant, malgré parfois la difficulté de trouver une langue commune… autre que la musique ». Un ensemble de taille réduite fonctionnerait-il comme l’expérimentation d’un espace démocratique, dont l’essence est la prise de parole de chacune et chacun, nourrissant le conflit des idées ?

« La scène arrange beaucoup de choses », poursuivent Gilles Millet et Marc Danel : un lieu sacré où ne se règlent jamais les comptes. Si des tensions existent, reconnaissent-ils, c’est en surface, et « il y a toujours eu une solidarité de principe ». Quand le quatuor joue, existe-t-il une forme de hiérarchie? La réponse, catégorique, est non. « Le violoncelle, très souvent, est à la base des accords, détaille Marc Danel, le premier violon à celle de la mélodie. On a des discussions avec Yovan (on avait les mêmes avec Guy auparavant) qui dit : « harmoniquement, c’est ici qu’il se passe quelque chose » ; je réponds « dans la mélodie, c’est plutôt là que se situe l’inflexion ». On apprend les uns des autres… Gilles, en tant que second violon, est le noyau central, que ce soit sonore ou en termes de pulsations rythmiques… Ce sont des dynamiques complexes et passionnantes », décrit encore le premier violon, la tension entre l’individuel et le collectif se résolvant dans la reconnaissance de l’interdépendance et la mise au service d’un tout.

Hors scène, la gestion administrative constitue une des faces cachées liées à la vie d’un petit ensemble musical, autre champ de négociations. Il faut concilier les activités de l’ensemble avec la vie familiale ou de couple (le vrai cette fois). S’ils se sont arrangés ou ont eu la chance d’assister à la naissance de leurs enfants, Gilles Millet et Marc Danel ont vécu le stress du “peut-être n’y serais-je pas”. « Je pense que si c’était à recommencer, je changerais ça mais on était jeunes, c’était un peu la règle entre nous et celle de l’époque. Il existe tellement de quatuors avec des musiciens merveilleux, on ne peut pas faire une belle carrière sans un investissement total », conclut Marc Danel. Les trois musiciennes du Quatuor MP4, mères, ont pris le temps d’accueillir ces naissances. Margaret Hermant, qui multiplie les projets, glisse encore que « le Covid est venu bousculer un peu nos envies. Les années passées ensemble nous ont permis de solidifier la partie “travail” et de laisser un peu plus de place à des périodes de tranquillité… » En fonction des autres membres, de soi-même, du contexte ou des circonstances, les termes de l’existence de l’ensemble doivent pouvoir se renégocier. Plus ou moins souvent.