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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Les premières parties

L’art d’exister avant les autres

Nicolas Alsteen

Positionnée en embuscade, quelques minutes avant la tête d’affiche de la soirée, la première partie donne à découvrir une nouvelle voix, un univers et des chansons singulières. Entre carte de visite nécessaire, tremplin vers le succès et champ de bataille contractuel, cette étape raconte une autre histoire des concerts. Immersion dans les coulisses d’une tradition en pleine mutation.

Longtemps avant l’avènement des tournées rock, des vedettes de la pop et des stars du hip-hop, les premières parties étaient déjà là, mais sous d’autres formes… Au 19e siècle, les cafés-concerts et music-halls proposaient ainsi un enchaînement de numéros : chanteurs, humoristes, danseurs, acrobates, etc. À l’époque, le public ne venait pas pour une tête d’affiche mais pour un spectacle total.

L’après-guerre structure peu à peu le modèle. Les grandes tournées jazz américaines, puis les circuits de variétés en Europe, fixent l’idée d’un “acte d’ouverture”. Avant d’applaudir la vedette de la soirée, le public patiente avec des concerts de courte durée. C’est l’apparition du tour de chauffe. Dans les années 1960, avec l’explosion du rock, cette pratique devient un rite initiatique. Jimi Hendrix, Fleetwood Mac ou Elton John ouvrent notamment pour d’autres artistes avant de connaître un succès sans frontières. À Bruxelles, les salles modernes – comme l’Ancienne Belgique, le Cirque Royal, puis le Botanique – institutionnalisent bientôt la pratique.

Aujourd’hui, la première partie est un outil de développement artistique, un levier promotionnel, mais aussi, parfois, un enjeu économique et politique. Sous ses atours sympathiques et sans prise de tête, le concert d’ouverture dissimule d’innombrables tractations entre équipes de programmation, agences de booking, managers et artistes locaux en quête de reconnaissance.

Pour Nathalie Delattre, programmatrice à l’Eden de Charleroi, cette tradition a quasi des allures de combat quotidien : « La plupart du temps, les premières parties me sont imposées, déplore-t-elle. Les artistes internationaux tournent avec leur propre première partie. » C’est donc la même personne qui se présente face au public en ouverture de toutes les dates européennes. « Et ça, dans bien des cas, c’est non-négociable. Et puis, il y a un autre phénomène, récent, mais de plus en plus courant : l’agence de booking de la tête d’affiche qui cherche à placer un autre nom de son catalogue en première partie. D’un point de vue commercial, c’est compréhensible. D’autant que c’est l’Eden qui paie la note… Mais cette pratique tend à saper mon travail de programmation, dit-elle. Je n’aime pas quand on m’impose un projet alors que j’ai, de mon côté, des propositions tout à fait pertinentes pour soutenir la scène locale.»

Un jeu semblable à Fort Boyard

Même son de cloche du côté de Liège, où des salles comme l’OM et le Reflektor jouent des coudes pour imposer leurs choix. « Nous devons batailler avec différents interlocuteurs pour placer des artistes locaux qui nous tiennent à cœur, confie Fabrice Lamproye, directeur et programmateur des lieux. Les premières parties constituent un excellent tremplin : elles apportent de la visibilité à des musiciens qui en ont besoin. Ce sont les pièces essentielles d’un système. Si les salles reçoivent des subventions publiques, c’est d’abord pour promouvoir la culture locale et mettre en avant des artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. »

Chez nous, la question du soutien à la scène émergente passe, le plus souvent, par des premières parties. Greta Vecchio, fondatrice de l’agence de booking Ciao Ciao Music, est bien placée pour en parler. « J’accompagne le développement d’artistes comme ONHA, Mia Lena, Lo Bailly, Stace ou Adam La Nuit, explique-t-elle. À mon échelle, si je n’ai pas accès à des premières parties, je n’ai aucune base de travail pour aider ces gens à construire une carrière durable. » Mais les places sont chères. « En Belgique francophone, on peut vite subir la concurrence d’un pays comme la France. C’est un marché qui pèse autrement plus lourd que le nôtre. Si des mécanismes de soutien public n’étaient pas mis en place au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a fort à parier que nous serions écrasés par le rouleau compresseur français. Sans parler des artistes anglo-saxons… »

Pour une agence de booking, l’obtention de premières parties enviables permet de faire connaître les artistes, de leur donner une visibilité et de fidéliser un nouveau public. Mais pour décrocher un engagement en ouverture d’un concert, il convient de respecter une procédure exigeante. « Dans un premier temps, il faut solliciter la salle qui annonce la date », détaille Greta Vecchio. Une fois la demande introduite et acceptée, ce n’est pas encore gagné. « Il y a d’autres étapes à franchir avant de recevoir une confirmation définitive. Sur la base d’obligations contractuelles, la salle doit, en effet, faire valider la première partie proposée par l’agence de booking du spectacle programmé en tête d’affiche… qui doit, elle-même, dans certains cas, obtenir l’aval de l’équipe de management qui représente les intérêts de l’artiste. Ce qu’il faut retenir ? Que ce n’est jamais du 100% garanti. »

À l’autre bout de la chaîne, l’affaire génère également quelques tensions. « Mon rôle de manager consiste à concilier au mieux les attentes des uns et des autres », révèle pour sa part Sébastien Deprez, cofondateur de Magma, agence de management qui gère les carrières de formations bruxelloises comme ECHT! ou TUKAN. « Je dois un peu jongler pour mettre tout le monde d’accord. Il s’agit notamment de tempérer les ardeurs des agents artistiques avec lesquels nous collaborons sur les différents territoires développés. Certains nous contactent en faisant – un peu, beaucoup – pression pour pousser tel ou tel autre artiste de leur catalogue. Tu te sens parfois “obligé”, mais il faut négocier. Les musiciens de ECHT!, par exemple, adorent choisir eux-mêmes les premières parties de leurs concerts… Entre les désidératas de mes artistes, ceux de mes agents et ceux de la salle, il y a souvent des dissensions. »

À bien y regarder, les premières parties répondent un peu aux mêmes logiques que les épreuves de Fort Boyard. Comme à la télé, chaque concert joué avant une vedette donne droit à une clé. Après en avoir accumulé en suffisance, c’est la délivrance, l’accès à la salle du trésor : une date en tête d’affiche. « ONHA, par exemple, peut désormais remplir une salle sous son seul nom, indique Greta Vecchio. Mais avant ça, nous avons construit un récit professionnel et crédible avec des scènes partagées aux côtés d’artistes comme Yamê, Jyeuhair, Youssef Swatt’s, Théodora ou Tuerie. Quand des programmateurs belges et internationaux voient ces noms accolés à celui d’ONHA, ils lui accordent davantage d’attention. Pour eux, c’est un gage de qualité. Si le rappeur liégeois joue un concert sous son nom à l’Ancienne Belgique en février 2026, c’est parce qu’au préalable, il est passé par tous les portiques des premières parties. »

Coûts de grâce

D’un point de vue financier, l’ajout d’un nom à l’affiche d’une soirée peut aussi avoir des répercussions. « Il y a une dizaine d’années, des groupes locaux placés en première partie drainaient encore une solide base de fans, se rappelle Fabrice Lamproye. Ce public annexe venait gonfler la billetterie de façon significative. Au point d’assurer la réussite d’une soirée. C’est plus complexe aujourd’hui. Car dans 90% des cas, les artistes qui se produisent en ouverture n’ont pas encore trouvé leur public… » En 2025, la première partie n’est donc plus le produit d’appel d’autrefois. « Les gens ne se pressent plus pour découvrir un nom inconnu. »

On peut aussi envisager la pratique comme une droite d’alignement nécessaire au bon fonctionnement des bars. « C’est vrai que cela crée une pause entre les concerts, que ça allonge le moment où les gens sont susceptibles de prendre un verre. Encore faut-il que le public arrive à l’heure… À l’OM ou au Reflektor, nous n’avons jamais fait d’études comparatives sur les recettes faites au bar lors d’une date sans première partie. Mais la différence doit vraiment être minime. Pour une salle de concert, la présence d’un support à l’affiche relève plutôt d’une charge supplémentaire. »

Le coût de la première partie, justement, est variable. « Le minimum syndical pour une prestation solo, c’est 150 euros, confie Greta Vecchio. Pour un groupe, cela peut même atteindre les 600 euros. Mais c’est compliqué à obtenir, essentiellement pour des raisons techniques. » Par facilité, les productions privilégient en effet les formules instrumentales plus légères. « Afin d’éviter que les groupes et collectifs soient systématiquement lésés au niveau du cachet proposé, certaines institutions comme le Botanique calculent désormais une rémunération minimale sur la base du nombre de musiciens effectivement présents sur scène. C’est une façon d’équilibrer la balance. Parce qu’offrir 250 euros à une formation de six ou sept personnes, professionnellement, c’est immoral. Ce n’est même pas de l’ordre du défraiement… »

Certains groupes acceptent pourtant des propositions indécentes. « Moins de 300 euros pour un groupe qui joue une première partie, c’est dérisoire. Mais parfois, c’est acceptable », lâche Sébastien
Deprez. « Pourquoi ? Si une salle venait frapper à ma porte en me demandant de faire jouer ECHT! en première partie de Flying Lotus, par exemple, l’aspect financier prendrait une autre dimension… Dans ce cas de figure, il s’agirait d’une opportunité de développement. Pour ECHT!, ce serait l’occasion de se produire avant un projet électronique qui parle à un public conséquent et qui, potentiellement, est connecté à la proposition artistique du groupe que je défends. »

Karma KŌMA

Cette vision idyllique, quasi utopique de la première partie, devient parfois réalité. « Il y a peu, j’ai eu l’opportunité de me produire en première partie de Fred Again.. », raconte KŌMA, DJ et producteur bruxellois à l’aise avec l’IDM, le breakbeat, l’electronica, le dubstep ou la drum and bass. « Le tour manager de l’artiste anglais m’a envoyé un message via Instagram pour savoir si j’étais intéressé d’ouvrir le show à Bruxelles en “B2B” avec la DJ et productrice liégeoise Lauravioli… »

Annoncé cinq jours avant la date du concert, complet en moins de huit minutes, l’événement a rassemblé 11.000 personnes sous le toit de la Gare Maritime, sur le site de Tour & Taxis. « Nous avons joué de 20h30 à 22h00 devant une salle comble. On ressent le bruit et les mouvements de la foule. C’est une expérience improbable. » Elle l’est d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une rémunération digne de ce nom. « Si la demande était venue des producteurs locaux, on m’aurait peut-être proposé de jouer gratuitement ou en échange de quelques bières. Ici, la proposition émane directement de Fred Again.. En tant qu’artiste qui connaît les difficultés du milieu, il insiste pour que ses premières parties soient payées correctement. Pour le dire autrement, j’ai reçu le plus gros cachet de ma vie. »

Au-delà de l’aspect financier, assurer la première partie d’une star internationale assure aussi une belle visibilité. « Je ne mesure pas encore tous les effets de cette prestation. Mais ils sont nombreux, souligne KŌMA. Rien que sur les réseaux sociaux, j’ai enregistré un nombre incroyable de nouveaux abonnés. L’explication ? Fred Again.. a annoncé la date à Bruxelles sur sa page Insta (3,5 millions d’abonnés, – ndlr) en insistant sur les noms des artistes locaux qui faisaient sa première partie. Au lendemain de son concert, j’ai reçu plusieurs propositions pour jouer des dates ailleurs. J’imagine que certains festivals seront aussi intéressés à l’idée de me programmer en voyant mon nom associé à celui de Fred Again.. » Depuis cette première partie, la vie du DJ bruxellois n’est plus tout à fait la même. « Hier, des inconnus en trottinette m’ont alpagué dans la rue pour me dire qu’ils m’avaient vu à la Gare Maritime… Ça dépasse l’entendement. »

L’image de KŌMA sort grandie de cette expérience. « Au propre comme au figuré ! Désormais, je dispose de superbes photos et d’incroyables vidéos pour promouvoir mon travail sur les réseaux sociaux. Jusqu’ici, c’était l’un de mes points faibles. Mais à la Gare Maritime, il y avait deux caméras dans le public et quatre sur scène. Du coup, je bénéficie d’images multicams devant 10.000 personnes… Quand un artiste de l’envergure de Fred Again.. te donne un petit coup de pouce, tu vois vraiment la différence. »

 

Nathalie DelattreL’Eden« Mon seul objectif, c’est de proposer des premières parties qui ont le potentiel de se développer et d’accrocher de nouvelles audiences. »

 

Élément tactique

Sur un plan purement stratégique, la première partie permet aussi de marquer son territoire et de gagner du terrain. « Un projet comme TUKAN, par exemple, est bien installé en Belgique, développe le manager de la formation électro-jazz. Mais au niveau européen, il y a encore du chemin à parcourir. » À ses débuts, le groupe s’est ainsi acoquiné avec le collectif français QuinzeQuinze. « Nous avons fait trois dates avec eux en Belgique. Ils assuraient notre première partie. Puis, nous sommes partis jouer cinq concerts en France avec eux et là, c’est TUKAN qui jouait en ouverture. C’est un échange de bons procédés. »

Désormais capable de voler de ses propres ailes dans un pays comme l’Allemagne, TUKAN y construit pourtant son nid en s’appuyant prudemment sur les premières parties. « Pour être sûr de remplir les salles dans lesquelles nous jouons à Francfort ou à Hambourg, nous devons encore tabler sur une bonne première partie : une formation locale qui, en principe, est en mesure de ramener une partie du public. Comme nous ne connaissons pas les réalités du marché allemand, nous faisons confiance à l’expertise de notre agence de booking sur place. »

« C’est toujours une affaire de discussions avec l’agence de booking, résume Nathalie Delattre. Mais en tant que programmatrice, mon seul objectif, c’est de proposer des premières parties qui ont le potentiel de se développer et d’accrocher de nouvelles audiences en Belgique et à l’étranger. Récemment, nous avons placé le pianiste liégeois Grégoire Gerstmans en première partie de Saule. Il a joué devant 400 personnes. Les gens ont découvert et adoré son univers. Dans une salle comme l’Eden, la première partie, c’est ça : une vitrine pour apercevoir les meilleurs espoirs de la scène nationale. » Quelques années auparavant, l’Eden de Charleroi offrait ainsi une tribune de choix à Tamino en ouverture du concert de Girls In Hawaii. « Chez nous, la première partie est logée à la même enseigne que la tête d’affiche ! Les artistes mangent la même chose et nous accordons le même soin à toutes les productions. Il n’y a aucune raison que l’un voyage en première classe et l’autre en seconde. D’autant que, potentiellement, la première partie sera la star de demain. » Une bonne raison d’arriver à l’heure au concert.