Fred Lani
Le blues dans la peau
Corps et âme du groupe Fred & The Healers, figure emblématique de la scène blues du plat pays, Fred Lani fête ses trente ans de carrière avec la sortie de No Escape, un album singulier et personnel. À l’image du parcours de ce scientifique qui, à choisir, préférera toujours Jimi Hendrix aux neutrons.
Comment évoquer le blues en terres francophones sans une petite référence à Johnny ? Hallyday qui, sur une face B de 1973, s’égosillait sans retenue dans une chanson devenue culte : « Toute la musique que j’aime, elle vient de là, elle vient du blues ». Cette déclaration d’amour trouve forcément un écho dans le parcours de Fred Lani. Né à Namur au printemps 1977, ce dernier est d’abord un enfant du rock. « À la maison, mon père avait des vinyles des Rolling Stones et de Jimi Hendrix, retrace le guitariste. C’est comme ça que je suis arrivé à la musique. Il y avait aussi une compilation de blues en deux volets. Le premier se consacrait à des pionniers comme Robert Johnson, Arthur “Big Boy” Crudup, Big Mama Thornton, etc. Le deuxième se penchait sur le blues anglais, de John Mayal à Fleetwood Mac. » Cette double compile éveille la curiosité de l’adolescent. « À quinze ans, j’ai appris à jouer de la guitare. Mon modèle absolu, c’était Jimi Hendrix. Je voulais tout savoir sur lui. En parcourant un article à son sujet, j’ai découvert qu’il était fortement influencé par un certain Albert King. » L’information est le point de départ d’un voyage sans retour. « J’ai pris le bus. Direction Namur. Et là, chez un disquaire, j’ai mis la main sur un CD du King. Cet achat va bouleverser mon rapport au blues. »
Fred Lani
Je ne suis pas le premier à utiliser la musique comme une catharsis.
À 17 ans, épaulé par un ami batteur et la basse de son père Jean-Marie, Fred Lani inaugure une formation prénommée Fred & The Healers. L’affaire débute en 1994 avec des prestations rocambolesques dans les granges et les bistrots de la campagne namuroise. « Au fil des concerts, l’envie d’enregistrer un disque a gagné du terrain, raconte-t-il. Au départ, l’idée était de sortir un album de rock. Mais je n’en touchais pas une. Mes démos n’avaient aucune allure. Un peu plus tard, je suis revenu dans le local de répétition avec des maquettes inspirées par Stevie Ray Vaughan, Albert King ou Skip James. Là, ça ressemblait enfin à quelque chose. » L’anecdote donne le jour à un premier EP, gravé sur CD, en 1996. « C’était un début encourageant mais assez improbable. C’était du blues de Marederet. »
Le petit village, situé à deux pas de l’abbaye de Maredsous, compte moins de 500 habitants « et il n’est pas spécialement connu pour la richesse de sa scène musicale », ajoute Fred Lani avec une pointe d’ironie.
Parti des abords de la Molignée avec son blues typiquement belge, Fred & The Healers devient rapidement le porte-drapeau du genre, s’imposant – à contre-courant du grunge et de la britpop – à l’affiche d’événements majeurs. De Werchter Classic à Couleur Café, en passant par les Francofolies de Spa, le groupe brille sans discontinuer de 1997 à 2003. L’année suivante, la formation publie Red, son quatrième album. « Les morceaux de ce disque étaient sans doute moins immédiats », concède Fred Lani. Blessé par l’échec commercial du projet, ce dernier jette l’éponge et se réinvente par ailleurs. D’abord au sein de X3, un trio spécialisé dans les reprises millésimées (circa 1920-1950). « C’était un retour aux racines du blues, aux morceaux de Blind Lemon Jefferson ou Muddy Waters. Je voulais les réactualiser en version électrique afin de les rendre accessibles à un nouveau public. » L’initiative lui vaut le titre de “Namurois de l’année”, un brevet honorifique décerné par le magazine régional Confluent. Dans la foulée, Fred Lani inaugure Superslinger. « Là, il s’agissait plutôt d’opérer des croisements entre le blues et d’autres styles musicaux. »
Ces deux expériences le voient parcourir d’autres chemins. À commencer par une escapade cinématographique. En 2009, il compose la bande-son du téléfilm franco-belge Les Fausses Innocences. « Le réalisateur, André Chandelle, connaissait mes albums. Il est venu vers moi avec l’idée d’enregistrer une B.O. inspirée par celle de Neil Young dans Dead Man, le film de Jim Jarmusch. Sans rivaliser avec ces géants de la culture anglo-saxonne, nous avons ancré le récit juste après la Seconde Guerre mondiale, dans un petit village perdu au fin fond des Ardennes. J’ai adoré habiller les images et créer des atmosphères pour ce film. »
Un air de famille
À côté de la musique, Fred Lani occupe une fonction d’ingénieur civil en sciences des matériaux. Il est aussi titulaire d’une thèse de doctorat en lien avec « les propriétés thermomécaniques des matériaux biphasés ». Chercheur à l’UCLouvain, désormais actif dans le domaine des énergies nouvelles, l’homme déroule ses riffs en marge de la recherche et du développement. « J’ai souvent eu envie de tout plaquer pour me consacrer à la musique, confie le guitariste. En même temps, j’aime mon métier », tempère le scientifique. « Ça reste un job créatif et stimulant. Pourtant, dans mon for intérieur, je le sais, rien ne me plaît autant que le blues. J’ai toujours rêvé d’être musicien professionnel. Toutefois, certaines réalités sont venues calmer mes ardeurs : je suis autodidacte, incapable de lire une partition et mon mode d’expression est assez monomaniaque. À moins de jouer plusieurs concerts par semaine en solo, tout en vivant d’amour et d’eau fraîche, je ne vois pas trop comment subvenir aux besoins de ma famille… » Marié, père d’une fille de 14 ans et d’un garçon de 11 ans, Fred Lani partage aujourd’hui sa passion avec les siens. « Ma fille joue du piano, alors que mon fils, lui, est plutôt focalisé sur la batterie. J’essaie de les sensibiliser aux rythmes, à la musicalité. Je les incite à créer en marge des partitions et des règles d’usage. »
Dans ce parcours, la famille tient assurément une place essentielle. Son père, Jean-Marie, alias “Papy X”, reste, à jamais le bassiste originel de Fred & The Healers. Un rôle que tient désormais son frangin, Bertrand. « Nous partageons la même éducation, l’amour du blues, mais aussi des passions communes pour la littérature et le cinéma. Travailler ensemble, c’est d’abord une question de confort. Nous sommes vraiment en confiance. J’ai besoin de ressentir cette complicité absolue pour écrire des chansons qui nous ressemblent. »
La vie des autres
En tant qu’amateur chevronné, Fred Lani s’est produit un peu partout en Belgique, en Europe, et même au Canada. Sous couvert d’amateurisme, le guitariste a partagé la scène avec des artistes comme Joe Cocker, Bon Jovi ou Los Lobos. « En croisant ces gens le week-end, il a toujours été évident que mon lundi matin serait différent des leurs, commente Fred Lani. Pour moi, chaque prestation sur la scène d’un grand festival, ça reste un rêve. J’évite de m’emballer, de fantasmer une vie qui n’est pas la mienne. Je suis très heureux de vivre ces moments sur scène mais je reste très lucide par rapport à la place occupée par Fred & The Healers dans l’histoire. »
Plus d’une décennie après le dernier enregistrement, Fred & The Healers marque son retour aux affaires, nouvel album à la clé. Articulé autour de douze morceaux miraculeux, No Escape voit le chanteur aborder les thèmes de la rédemption et du temps qui passe. « En comparaison avec les autres disques, celui-ci amène une rupture, indique Fred Lani. Auparavant, mes paroles étaient secondaires. Cette fois, les textes comptent autant que les parties instrumentales. » Éminemment personnel, No Escape évacue les tourments de la fameuse “midlife crisis” avec un sacré supplément d’âme. « J’ai préféré mettre tout ça en musique plutôt que d’acheter une montre ou une voiture de sport, sourit-il. Ce disque est autobiographique. La peur de vieillir est là. Je redoute de perdre tout ce que je connais. Lorsque j’ai partagé mes chansons avec notre producteur Walter Broes (The Seatsniffers, – ndlr), il m’a tout de suite demandé si je ne devais pas consulter un psy », rigole Fred Lani. « Cet album, d’une certaine façon, c’est ma psychothérapie. Je ne suis pas le premier à utiliser la musique comme une catharsis. » Un moment libérateur qui, à l’arrivée, annonce un futur stoïque et quelques concerts fédérateurs.
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Wise man