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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Vous avez dit populaire?

Les Bruxellois et les Wallons boudent-ils leurs artistes?

Luc Lorfèvre

Gage de soutien et de légitimité en Flandre, l’étiquette “mainstream” est plus lourde à porter en Fédération Wallonie-Bruxelles. Derrière les Angèle, Adamo et Stromae dont le succès international est synonyme de respectabilité, les artistes francophones rassembleurs qui ne réussissent pas à s’exporter sont encore trop souvent victimes d’un snobisme intellectuel et souffrent d’un manque de crédibilité. Et pourtant ils existent et rendent beaucoup de gens heureux. Nous avons enquêté.

Entre les quatre concerts complets d’Angèle à Forest National en décembre et la double série de dates sold-out (trois en mars, trois autres en juin) de Stromae au Palais 12 de Bruxelles, la question peut sembler saugrenue. Mais Larsen se la pose. Quels sont les artistes francophones capables de fédérer toutes les générations et toutes les “tribus” ? Jacques Brel, Maurane, Le Grand Jojo, Toots Thielemans, Arno ou encore Annie Cordy ont relevé le noble défi qui consiste à toucher ce qu’on appelle communément le “grand public”, tout en défendant brillamment l’idée d’une certaine Belgitude. Ils sont partis. Parmi les “vétérans”, Adamo reste hors-catégorie. L’auteur de Yuki Ga Furu (Tombe la neige dans sa version japonaise) est intouchable. Notre icône nationale aux cent millions de disques vendus a décroché des tubes dans le monde entier. Il enchaîne les tournées internationales depuis six décennies. Il est aimé et respecté. C’est moins le cas pour des vieilles gloires de la variété romantique comme Frédéric François et son rival Frank Michael. Même s’ils remplissent des Olympia et reçoivent encore des milliers de lettres parfumées de leurs fans sexagénaires, ils n’ont pas réussi à rajeunir leur public. Ils n’existent quasi plus dans les médias et ne passent plus en radio. Pour eux, le mot “populaire” est synonyme de has-been. Ils font du bien à beaucoup de personnes, restent actifs, sortent à chaque veille de Noël le même “best of” dont seule la photo de pochette a été photoshopée, mais appartiennent résolument à une autre époque.
 

Denis Gerardy

Notre scène musicale déborde de talents.
Mais il ne faut pas se mentir,
on a vite fait le tour des artistes
qui peuvent drainer la toute grande foule en concert.

 

Retour en grâce

Pour d’autres, la loi des cycles peut déboucher sur de belles choses. Prenez Plastic Bertrand. Il a signé des hits majeurs dans les années 70 et 80. Il a été adulé. Il a connu les sommets et les excès. Il a traversé sans faire de bruit les modes et les tendances, vécu l’indifférence tout en continuant son métier avant de se racheter méritoirement une crédibilité avec son dixième album L’Expérience Humaine en 2020. Pareil pour André Brasseur. L’organiste, dont les 33 tours étaient vendus à 1 euro dans les brocantes, est redevenu culte auprès d’une scène électro bobo. En 2016, alors que tout le monde l’avait oublié, Dédé (pour les intimes) est apparu dans les pages de Larsen, a reçu un D6bels Award d’honneur et s’est produit en lever de rideau du très alternatif Pukkelpop en 2016. Une belle revanche pour ce pionnier du dancefloor. Mais de là à rassembler un public de masse sous son seul nom ?

« Notre scène musicale déborde de talents. Mais il ne faut pas se mentir, on a vite fait le tour des artistes qui peuvent drainer la toute grande foule en concert. Il y a Stromae et Angèle. Peut-être Typh Barrow… Et puis, c’est tout. », constate Denis Gerardy, directeur du Cirque Royal et du festival des Solidarités. Denis Gerardy est aussi directeur de la programmation musicale des concerts gratuits donnés sur la Grand-Place de Bruxelles à l’occasion de la Fête de la Fédération Wallonie-Bruxelles le 27 septembre. Stromae avait été l’attraction de cette soirée en 2013. Angèle avait pris les rênes de l’édition 2019 et Typh Barrow avait irradié de sa présence la plus belle place du monde en 2020. En 2022, on a pu y voir les jeunes Belges Charles, Lous and the Yakuza, RORI, ML ou encore Pierre de Maere, alors que les têtes de gondole étaient des artistes français (Bigflo & Oli, Benjamin Biolay) ou suisse (Stephan Eicher).

Trop grande influence de la France

Certaines voix n’ont pas manqué de s’offusquer de cette présence étrangère dans une fête populaire entièrement subsidiée par l’argent public et censée être une vitrine de notre scène locale. Théo Linder, manager de Plastic Bertrand, va même plus loin. « En Flandre, ça ferait un scandale. C’est révélateur de l’attitude des décideurs culturels francophones. Ils n’arrivent pas à s’autonomiser par rapport au voisin français. Je connais pourtant plein d’artistes belges capables de mettre de l’ambiance sur la Grand-Place. Mais on préfère dérouler le tapis rouge pour des chanteurs français, pas toujours bankable du reste, payer les Thalys et les nuitées d’hôtel. Comme si, en dehors de Stromae ou d’Angèle, on avait honte de nos talents mainstream. »

Denis Gerardy entend la critique. Mais il avance ses arguments. « II faut se rappeler que cet événement est aussi une émission de télévision diffusée en direct et en prime sur La Une. Charles, Lous and the Yakuza, Pierre de Maere ont dans leur répertoire l’une ou l’autre chanson connue d’un large public. Mais ils sont au début de leur carrière et ne touchent encore qu’une niche. C’est la présence d’artistes français connus qui leur a permis d’élargir leur audience lors de cette soirée. » Denis Gerardy reconnaît toutefois que la Fédération Wallonie-Bruxelles a « un problème » avec les francophones dont le projet s’inscrit dans les codes des musiques populaires. « Ces artistes manquent de soutien. « Projet trop lisse », « trop mainstream », « pas crédible », « trop variétoche »… Combien de fois je n’ai pas entendu ces remarques ! Résultat ? Stromae s’est débrouillé tout seul et a signé en France. Comme Angèle. Est-ce que Pierre de Maere passerait chez nous en radio s’il n’avait pas été invité auparavant par Yann Barthès dans Quotidien sur Canal + ou fait l’objet d’un article élogieux dans Libération ? Est-ce que Noé Preszow, qui a pourtant frappé à toutes les portes en Fédération, serait invité dans nos festivals si France Inter n’avait pas diffusé en boucle À Nous ? Je n’en suis pas certain. »

Des tubes et de la longévité

Qu’est-ce qui définit un artiste populaire ? « Il touche plusieurs catégories de public et plusieurs générations. Il a dans son répertoire une poignée de chansons que tout le monde connaît et qui sont diffusées sur les radios généralistes. Il doit aussi s’inscrire dans une certaine longévité. C’est la base. », analyse Théo Linder. Cette base, beaucoup d’artistes locaux l’ont acquise. Mister Cover (ok, ce sont des reprises) s’est taillé une solide réputation en Wallonie sans le moindre subside et a fait sold out à Forest National en novembre dernier. Quand Plastic a organisé un concert “années 80” au Cirque Royal au profit de l’Ukraine avec notamment à l’affiche Lio, Adamo ou Philippe Lafontaine, c’était complet et loin d’être garni uniquement par des quinquas et plus. Les générations se mélangent aussi dans des festivals familiaux comme les Francofolies de Spa, le Ronquières Festival ou les Solidarités pour faire la fête avec Typh Barrow, Alice on the Roof, Mustii, Charles, Suarez, Delta, les Gauff’ (anciennement Gauff’ au Suc) ou Sttellla. Dans un autre registre, Saule et Sharko ont aussi un public transgénérationnel et ratissent large. En électro, le Bruxellois Felix de Laet, alias Lost Frequencies, est l’artiste belge le plus streamé à l’international. Lors de l’étape belge de sa tournée mondiale, il a fait sold out à Forest National. Dans la salle ? Des kids, des ados, des parents. Une grande fiesta pour un artiste belge connu mais loin d’être reconnu dans le microcosme pointu de la scène électro francophone. Dans une moindre échelle, Henri PFR suit la même trajectoire : il passe sur Contact mais il n’a jamais été invité dans certains festivals ou sur certaines scènes.

Manque de légitimité

Se pose dès lors l’autres grande question, celle de la légitimité. « En Flandre ou au Québec, le public et les décideurs culturels sont fiers de leurs artistes populaires, constate Théo Linder. Il y a tout un écosystème qui fonctionne autour de cette scène locale. En Fédération Wallonie-Bruxelles, on est moins protecteur. Pour un même statut et une même capacité à rassembler, un artiste français sera toujours mieux considéré chez nous qu’un artiste local. Maurane dans le passé ou Angèle aujourd’hui ont acquis cette légitimité car la France les a adoptées. Par contre, Le Grand Jojo ou Sttellla, qui peuvent faire danser toute une assemblée un soir de la Fête Nationale, c’est du folklore. » Alors qu’il travaillait l’automne dernier au retour de Vaya Con Dios avec l’album piano/voix What’s a Woman, Théo Linder a pu constater que l’accueil était plus tiède en Fédération Wallonie-Bruxelles. « En Flandre, Dani Klein, chanteuse de Vaya Con Dios est un peu vue comme notre Liza Minelli nationale. Pour son retour, elle a fait toutes les télés, toutes les émissions, toute la presse écrite. En janvier, la VRT l’a invitée à la cérémonie des MIAS’s (équivalent des Victoires de la Musique, – ndlr) pour lui remettre un Life Achievement Award. Côté francophone, c’est plus difficile. Des médias importants n’ont quasi rien fait sur cette sortie. Il y a très peu d’opportunités en télé. Je sens qu’il y a moins d’enthousiasme à son égard alors qu’elle a pourtant signé des tubes internationaux avec son groupe. »

Variété et variétoche

Denis Gerardy confirme cette différence de traitement et pointe un autre complexe francophone par rapport au terme “variétés”. « En France, Julien Doré ou Clara Luciani ne souffrent pas d’être rangés dans cette catégorie. Chez nous, on dira plutôt qu’ils font de la chanson française, le statut « artiste de variétés » renvoyant à un imaginaire péjoratif. Si je programme Bernard Lavilliers ou Benjamin Biolay aux Solidarités, je n’aurai aucun problème. Si je place Christophe Maé ou Delta, qui rentrent plus dans ce moule “variétés”, on va me faire des remarques. Et même s’ils font un bon concert et que le public est ravi, je sais que les médias qui couvrent le festival préfèreront toujours parler de quelqu’un d’autre. Nos artistes locaux qui rentrent dans cette catégorie en souffrent. D’un autre côté, les radios et les festivals généralistes ont besoin d’eux. Ce sont les premiers qu’on va solliciter pour donner leur avis dans des talk-shows ou venir chanter un duo lors d’une émission caritative, Angèle ou Stromae étant impayables ou inaccessibles. De manière générale, je pense que c’est plus du snobisme intellectuel par rapport à un genre musical rassembleur qu’un manque de fierté ou d’attachement à la Belgitude. Ce n’est tout simplement pas dans la mentalité du monde culturel francophone de soutenir des artistes populaires. » « Sttellla, pour qui j’ai assuré longtemps la promotion, n’a jamais été invité à jouer sur certaines importantes scènes francophones, constate encore Théo Linder. Typh Barrow non plus. Ils ne rentrent pas dans ces grilles éditoriales. Mais Sttellla a par contre rempli plusieurs fois l’Ancienne Belgique… qui dépend de la Communauté flamande. C’est surréaliste. »

On notera que la situation est la même pour le cinéma en Fédération Wallonie-Bruxelles où les aides à la création bénéficient principalement à des films d’auteur ou des drames sociaux. La Flandre n’hésitant pas, pour sa part, à financer (et aller voir en salle) des comédies ou des films familiaux du cru. « Ne pas respecter les artistes populaires, c’est ne pas respecter celles et ceux qui les écoutent et ça fait beaucoup de monde ! Et c’est souvent grâce aux recettes qu’ils génèrent, encore et toujours, que des projets plus alternatifs ont pu être signés en maison de disques ou en production scénique. Ne jamais l’oublier… », conclut Denis Gerardy.