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par le Conseil de la Musique

Toots Thielemans

« Je suis une poule de luxe »

Dominique Simonet

Mort il y a bientôt six ans, l’harmoniciste diabolique aurait eu cent ans le 29 avril 2022. C’est l’occasion rêvée d’une superbe exposition, à la Bibliothèque Royale de Belgique, à Bruxelles, et d’un petit retour sur une légende musicale comme on n’en connaîtra jamais qu’une.

Jean Baptiste Thielemans

Toots ! Un sobriquet qui claque. Ce pourrait être un cri de guerre, mais c’est surtout, quand on a connu le bonhomme, quand on entend sa musique aujourd’hui,un synonyme d’émotion et de tendresse. Accordéoniste, guitariste, harmoniciste, siffleur et compositeur, Jean-Baptiste “Toots” Thielemans (1922–2016) a connu une carrière extraordinaire, qui l’a mené des Marolles à Los Angeles et Tokyo en passant par New York, où il a résidé des décennies durant.

Toots a travaillé avec les plus grands, Benny Goodman, George Shearing, Quincy Jones, Bill Evans, Stéphane Grappelli, Martial Solal, etc. De la liste, on ferait un bottin. En nombre, ses compositions, dont la plus célèbre reste Bluesette, dépassent la centaine. Un temps, il eut trois groupes, un belge avec le pianiste Michel Herr, un américain avec Fred Hersch, un japonais, dirigé par Masahiko Satō, autre virtuose des quatre-vingt-huit touches.


Toots Thielemans

Je mets des cordes légères, car j’aime tirer sur la note, jouer bluesy ou funky.


Portant ses éternelles grosses lunettes et de fines moustaches en vogue durant sa jeunesse, Toots Thielemans a certes beaucoup voyagé, mais il est resté fidèle à ses origines populaires, et des années de pratique de l’anglais d’Amérique et des musiciens n’ont en rien détérioré son accent de ketje bruxellois.

L’expo qui tombe à pic

C’est à ce musicien de génie et à cette personnalité extrêmement attachante que rend hommage, jusqu’au 31 août, la Bibliothèque Royale de Belgique (KBR), en collaboration avec le Musée des Instruments de Musique (MIM), qui a reçu plusieurs harmonicas, guitares et accordéons dont Toots a joué. Cette année, le 29 avril, il aurait eu cent ans. L’occasion, pour les générations qui ne le connaissent pas, de découvrir ce grand talent de Belgique et, pour ceux qui l’ont fréquenté, ont assisté à ses concerts et écoutent ses enregistrements, une manière de se rendre compte de l’ampleur du personnage, au-delà de l’harmoniciste bien connu.

C’est bien comme accordéoniste que le petit Jean-Baptiste a commencé, à 3 ans, dans le café ’t Trapken Af que tenaient ses parents, rue Haute à Bruxelles. Un instrument symbolique, qu’il n’a jamais dénigré, au contraire : chez lui, il y en avait toujours un sur la cheminée, qu’il montrait avec fierté.

Entre le piano à bretelles et l’harmonica, il n’y a qu’un pas puisque l’un et l’autre sont des instruments à vent, à anches libres, fonctionnant sur le même principe. Toots Thielemans a acheté son premier harmonica en 1939, avant la guitare. « Il y avait, chez Ray Ventura, un harmoniciste qui s’appelait Max Geldray, et ça me plaisait », nous dit-il un jour, avant de préciser : « Mais, vous savez, ça n’a pas toujours été facile. En 1950, à Paris, il y avait encore la querelle du vrai et du faux jazz, vous nous imaginez là-dedans, mon harmonica et moi ? Au premier Salon Du Jazz, j’ai été sifflé, ce qui ne m’est jamais arrivé en Amérique. Même ceux qui n’aimaient pas l’instrument ont admis la musique. »

La même guitare que Django

D’autant qu’un peu plus tard, le jeune Belge ajoute six nouvelles cordes à son arc, après avoir entendu un certain Django Reinhardt. « J’ai eu ma première guitare en 1942, une guitare acoustique parce que les amplis qui existaient aux États-Unis ne nous étaient pas encore parvenus, évidemment. C’était un modèle découpé, vous voyez, une Maccaferri, comme celle de Django. Puis je suis passé à la Madame Jazz, la Gibson électrique. »

C’est surtout comme guitariste que Toots Thielemans sera reconnu au début, avec un style qu’il s’est forgé lui-même, en se dégageant du swing de Django : « J’écoutais souvent le Nat King Cole Trio pour Oscar Moore, l’un des premiers à utiliser des accords sur les quatre cordes inférieures. J’étais aussi à la recherche d’une expression comme celle des souffleurs, Charlie Parker ou Dizzy Gillespie. »

C’est d’ailleurs comme souffleur qu’il se distingue lors d’un voyage touristique qu’il fait, en Amérique, en 1947, avec son oncle (de Belgique…). Partout où il sort son harmonica de sa poche, il se fait jeter jusqu’au soir où… « Avant de revenir en Europe, j’ai passé trois jours sur la 52e rue, à New York. Et le dernier soir, au Three Deuces, on a fait une jam avec Hank Jones, Lennie Tristano, etc. C’était sur I Can’t Get Started ».

Poussière d’étoiles

Pour un début, c’en était un car, dans le célèbre club new-yorkais se trouvait un agent du nom de Billy Shaw. Travaillant, pour l’agence Gale, avec des musiciens comme Dizzy Gillespie, Charlie Parker ou Billy Eckstine, Shaw demande à Toots de lui envoyer ses disques. Dès son retour en Europe, il enregistre le standard Stardust, qui séduit Benny Goodman, clarinettiste, l’un des plus célèbres chefs d’orchestre à l’époque.

Si, faute d’obtenir les autorisations, le jeune Bruxellois ne peut accompagner Goodman aux États-Unis, il le rejoint lors d’une de ses tournées européennes, en 1950. Ce fut son premier vrai contact avec des musiciens américains, dont il se souviendra toujours. Dans l’orchestre, il y avait de fabuleux solistes, comme le trompettiste Roy Eldridge ou le saxophoniste Zoot Sims. « Après un chorus, Benny désignait de sa clarinette le soliste suivant. Un soir, il oublia Zoot pendant une heure et, finalement, Zoot démarra au feu vert : sans préchauffage, son solo était parfait, on aurait pu faire tourner la bande d’enregistrement. À la guitare, je ne sais pas le faire, mais l’harmonica, je peux le prendre après l’avoir laissé deux mois dans le tiroir : la lampe s’allume, je dis OK, et la bande peut tourner. »

Toots Thielemans entretient des rapports ambivalents avec l’Amérique. Au retour de son premier voyage là-bas, il déclara : « La vie américaine est beaucoup trop “fast” pour un rêveur dans mon genre. » Quelques années plus tard, alors qu’il a obtenu sa carte “Local 801” lui permettant de travailler, il écrit, dans une lettre de Saint-Louis datée du 17 février 1943, « Je fais mon possible pour éloigner les jolies négresses qui trouvent que j’ai un sexy french accent ».

Un Caucasien qui s’ignore

Aux États-Unis, Toots a tout connu, joué avec tout le monde. Il raconte notamment qu’il fit une semaine avec Miles Davis et Charlie Parker, dans un cinéma de Philadelphie, le Earl Theater. « C’étaient des séances de film, show, film. Un jour, Miles touche ma peau et dit « He is a real Caucasien, isn’t he ! » Je lui ai répondu innocemment : « No Miles, I’m from Belgium ». Mais, pour les Noirs, Caucasien veut dire Blanc. Tout le monde éclate de rire et Charlie Parker, qui m’avait pris un peu sous sa protection, a lancé : « Leave my boy alone ! ».

C’est là, aux States, qu’il fait la rencontre, déterminante, de Quincy Jones. Trompettiste, chef d’orchestre, ancien élève de “Mademoiselle”, Nadia Boulanger, Quincy lui ouvre grand les portes des studios d’Hollywood. Toots enregistrera quantité de musiques de films, parmi lesquels Midnight Cowboy, Guet-apens / The Getaway, Sugarland Express et, de ce côté de l’Atlantique, Salut l’artiste, Jean de Florette, Manon des sources, Le guignolo, etc. Jingles, spots publicitaires, musique pop, de variétés…

Chose qui n’eût pas l’heur de plaire aux tenants de l’orthodoxie jazz, pour qui notre Jeanke se compromettait dans le commercial. Pourtant, ses duos avec Paul Simon, Billy Joel, Diana Ross, Stevie Wonder sont plus qu’honorables. Lui, il assumait : « J’ai fait beaucoup de concessions, mais en restant malgré tout un puriste. Je ne suis pas une prostituée, je suis une poule de luxe ».

Vous reprendrez bien un petit Bluesette

Son titre fétiche, son trait de génie, repris par des dizaines, des centaines d’interprètes, Bluesette, ce n’est pas aux États-Unis qu’il l’a composé, mais à Bruxelles, lors d’un concert avec Stéphane Grappelli, dans une loge à l’ULB, en 1962. Une technique contribue à faire de ce titre un hit : siffler, à l’unisson ou à l’octave, la même mélodie que celle jouée à la guitare. De cette façon de faire, Toots est, ni plus ni moins, l’inventeur.

La partition originale est visible à l’exposition de la Bibliothèque Royale, signée en haut par Jean Thielemans 279 North Broadway New York. Son titre d’origine, Bluette, est raturé au profit de Blues-ETTE. Se rappelant ce qu’il jouait à trois ans, quand il était à peine plus grand que son accordéon, il nous dit un jour : « J’ai toujours beaucoup aimé le musette, c’est le blues de nos rues. Ensuite, bien sûr, il y a eu Charlie Parker et le blues. Alors, j’ai composé cette petite chose que j’ai intitulée Bluesette, en hommage à mes deux passions. » Bluesette, une petite chose, vous aviez de ces mots, cher Mister T, comme vous appelait Ray Charles pour qui Thielemans était imprononçable.