Philip Catherine
Le guitariste qu’on faillit ne pas avoir
En activité depuis une soixantaine d’années, on ne présente plus Philip Catherine ? À voir ! Certes, il a une discographie aussi pléthorique que variée, avec des formations devenues célèbres comme le trio à cordes avec Christian Escoudé (guitare) et Didier Lockwood (violon), le duo avec le guitariste américain Larry Coryell, etc. On l’a vu sur toutes les scènes, avec Toots Thielemans, Chet Baker et tant d’autres. Mais, pour le même prix, Philip Catherine, diplômé de sciences économiques pures à l’UCL, faisait carrière dans la finance…
Ce n’est pas pour rien que le plus grand guitariste de jazz en Belgique actuellement porte le prénom princier de Philip : il est né en Angleterre, à Londres, en 1942. Réalisant son premier enregistrement en 1961, à 19 ans, pour le saxophoniste anversois Jack Sels ; il a, depuis, fait une carrière fabuleuse, atteignant une renommée mondiale. Ce que l’on sait moins, c’est que, pour le même prix, il ne se serait rien passé, Philip Catherine ayant longtemps hésité entre une carrière musicale et une autre… dans l’économie, ou tout autre chose de beaucoup plus sérieux que la note bleue.
Après des humanités gréco-latines au collège Cardinal Mercier à Braine-l’Alleud puis à Saint Pierre à Uccle, il fait deux ans d’études de philosophie et lettres à Saint-Louis. « Et ne sachant pas quel métier je pouvais faire, j’ai fait les sciences économiques pures », à l’UCL, encore dans la bonne ville de Louvain, « ce qui ne débouchait sur rien de pratique. Ainsi, pendant six ans, j’ai été très occupé à étudier, et très occupé à jouer. »
Philip Catherine
Pour moi, à l’époque, la vie de musicien, c’était dangereux.
(...) cela m’apparaissait comme un monde épouvantable.
Prendre l’avion pour aller passer ses examens
Cette dualité, Philip Catherine l’a vécue toute sa jeunesse. Ainsi, alors qu’il termine sa licence, il joue neuf mois d’affilée au Djamboree Plaza Real, un club de jazz qui existe toujours à Barcelone. « C’était très intense, se rappelle-t-il, j’étudiais dans mon temps libre et j’avais des concerts tous les soirs. En fin d’année, j’ai pris un avion pour aller passer mes examens de maths, physique, etc., en un jour, c’était comme ça, à l’époque. Et c’est ceux que j’ai réussis le mieux dans ma vie. »
À Barcelone, il jouait, en trio, avec deux Américains, l’organiste Lou Bennett et le batteur Edgar Bateman. Avec le même Lou Bennett, il joue, trois soirs de 1961, au Blue Note, Galerie des Princes à Bruxelles, actuellement la librairie Tropismes. « André Vandernoot était là. Il est venu de lui-même chez mes parents pour leur dire que j’étais musicien et que, quoi qu’il arrive, je ne devais pas faire le conservatoire, sinon j’allais perdre tout ce que j’avais déjà. » Ancien chef de l’Orchestre Symphonique de la RTBF – eh oui, ça a existé –, ayant travaillé à La Monnaie et aux Ballets du 20e siècle de Maurice Béjart, Vandernoot (1927–1991) clamait qu’il fallait fermer les conservatoires !
La dangereuse vie de musicien
« Pour moi, à l’époque, la vie de musicien, c’était dangereux. Je ne me voyais pas dans le club des Miles et des Coltrane, beaucoup de bons musiciens étaient accros aux drogues dures, cela m’apparaissait comme un monde épouvantable. » Le virus de la musique a pourtant pris Philip Catherine très tôt. Encore en humanités au collège Saint-Pierre, il est invité à jouer au Concertgebouw d’Amsterdam, avec Lou Bennett, en première partie de… Thelonious Monk. « Mais je ne racontais pas ça à l’école, car je n’étais pas fier de brosser les cours de poésie ou de rhéto pour ça. »
D’autant qu’à l’école, la pratique d’une musique comme le jazz n’était pas particulièrement bien vue. « En troisième latine, un prof m’a bien foutu la trouille. Il m’a dit que j’allais commettre le péché mortel, que j’allais rencontrer des femmes… » Conséquence : « Pendant longtemps, j’ai fait de la guitare classique chez un très bon prof, Nicolas Alfonso, pour éviter les clubs de jazz, dont je me disais qu’ils allaient m’emmener en enfer. Je n’étais pas obligé de croire ça, mais je l’ai cru. Je n’avais pas la distance. Sans doute avais-je envie de le croire, comme ça, je n’allais pas devoir me lancer dans la vie réelle. »
Arthur, Darius, Erik, Francis, Maurice, Claude et les autres…
La culture musicale du petit Philip fait de grands bonds en avant lorsqu’un ami de son père, Fernand Baudin, en instance de divorce à l’époque, est venu habiter quelque temps chez les Catherine. Où il y avait un piano : « Fernand Baudin était un très bon graphiste et il jouait aussi pas mal du tout du piano. Il jouait Chopin, mais aussi Arthur Honegger, Darius Milhaud, Erik Satie, Francis Poulenc, des gens que je ne connaissais pas. Ravel et Debussy, je connaissais un petit peu. Baudin avait aussi de l’éthique. »
Dans le même ordre d’idées, « mon père a eu une grande influence sur la morale dans ma vie », raconte le guitariste belge. Les parents de Philip Catherine se sont rencontrés en Angleterre. Soldat, blessé au genou, son père y avait été emmené au début des années quarante. Anglaise, sa mère travaillait dans ce qu’on appelait alors le Ministère de la Guerre, que fréquentait forcément beaucoup le Premier Ministre Winston Churchill.
Né le 27 octobre 1942, Philip Catherine n’a connu son père qu’après le 29 avril 1945 et la libération du camp de Dachau. Situé dans la grande banlieue de Munich, en Bavière, ce camp fut créé dès 1933 pour interner les premiers prisonniers politiques du régime national-socialiste. Envoyé en Belgique occupée, le père de Philip Catherine a fait de la résistance en tant qu’espion. Capturé, « il a été torturé par la Gestapo dans les bâtiments de l’avenue Louise » avant d’être envoyé en captivité au fin fond de l’Allemagne. « Mon père est parti par sens du devoir, pour lutter contre les nazis, pas contre les Allemands. Il me rappelait toujours que Dachau était une prison pour les opposants à Hitler. Mon père était un homme de devoir. Quand on lui demandait ce qu’il aimait, il ne le savait pas. Il savait ce qu’il devait faire. » Ce qui ne fut pas sans conséquences : « Ma mère était très craintive. Elle se marie avec mon père, elle tombe enceinte et mon père décide quand même de partir faire de la résistance. Tous les jours, il était susceptible de partir. Elle était très angoissée ».
Brassens, émule de Django
En contact avec toutes sortes de musiques, Philip Catherine revendique depuis toujours une influence présente à divers niveau dans son jeu de guitare comme dans son travail de composition : Django Reinhardt. Mais, à une certaine époque, à la radio, on entendait plus un chanteur nommé Georges Brassens, lui-même « émule de Django, disciple de Crolla », comme il l’écrit dans la chanson L’ancêtre. Très inspiré par le fondateur du jazz européen né, il est bon de le rappeler, à Liberchies, Brassens jouait sur les mêmes cordes Argentine que le guitariste gitan.
Après avoir entendu le Sétois à la radio en 1954, à 12 ans, Philip en fait part à son professeur de guitare. « Il m’apprenait avec gentillesse les morceaux de Brassens, Je me suis fait tout petit, La mauvaise réputation, Les bancs publics. Il ne fallait pas écouter les paroles du Gorille à mon âge… Et j’ai commencé à écouter Django, j’ai acheté des disques 78 tours, puis j’ai tout de suite accroché avec les Jazz Messengers et Erroll Garner. J’adore Django, mais ça ne m’empêchait pas d’écouter d’autres musiciens comme le Modern Jazz Quartet, Fats Domino. Mais j’ai toujours continué à écouter Django. Incroyable, il est mort à 43 ans, et quand on voit tout ce qu’il a enregistré… »
Ne jamais manquer de “Sax Appeal”
Philip Catherine, 78 ans depuis octobre dernier, n’est pas en reste en terme de discographie, que ce soit à son nom, ou comme “sideman”, avec Benny Goodman, Charles Mingus, Charlie Mariano, Chet Baker, Toots et bien d’autres. C’est d’ailleurs comme ça qu’il a commencé sa carrière phonographique, en accompagnant le saxophoniste anversois Jack Sels pour l’album au jeu de mot aujourd’hui éculé, Sax Appeal. Enregistré en 1961 à Bruxelles pour l’étiquette Relax (!), le disque aligne, outre Sels au ténor et Catherine, l’organiste Lou Bennett et l’excellent batteur Oliver Jackson. Sax Appeal est présenté sous une “cheesecake cover”, une blonde en petite tenue, assise sur une peau de bête, tenant dans ses mains un saxophone d’une manière censément suggestive… « C’était gênant, je ne voulais pas que ça se voie, car la pochette était affreuse ! »
Alors, carrière jazz et risquer l’enfer ou travailler dans l’économie et alors c’est la Belgique qui faisait l’économie de l’un de ses plus grands joueurs de six cordes ? Le jour de sa démobilisation, à la fin du service militaire, « le 25 novembre 1970, jour de la Sainte Catherine, je reçois une lettre de Jean-Luc Ponty, le violoniste français qui avait notamment joué avec Frank Zappa, qui me demandait de venir jouer dans son quintette Experience. J’ai accepté en me disant que je ferais mon mémoire plus tard. Ce que je n’ai jamais fait. » Le milieu bancaire perdait peut-être un grand analyste, voire un trader de génie, mais le jazz gagnait un musicien, compositeur, mélodiste et improvisateur hors pair.