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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Le Moulin de nos cœurs

Jean-Marc Panis

En 2008, Marc Moulin nous quittait. Laissant un énorme vide. Mais la démarche et la musique de ce visionnaire sont toujours aussi vivaces. C’est le lot des auteurs cultes.

Il est tentant de réécrire l’histoire pour donner raison aux Nostradamus de diverses trempes. Mais avec Marc Moulin, on est dans un tout autre exercice. La relecture de ces quelques lignes, qui ont ressurgi il y a quelques semaines, devrait nous le rappeler. « Je nous vois déjà dans 20 ans. Tous enfermés chez nous. Claquemurés (…) Les épidémies se seront multipliées : pneumopathie atypique, peste aviaire, et toutes les nouvelles maladies. Et l’unique manière d’y échapper sera de rester chez soi. (…) Dans les rues, il ne restera plus que (…) du personnel immigré sous-payé en combinaison étanche, qui s’occupera de l’entretien des sols et des arbres. » Ces mots datent du 27 avril… 2003, dans une de ses Humœurs parues dans TéléMoustique (Moustique aujourd'hui) !

Mais comment Marc Moulin, le pianiste qui s’est vu proposer par le si difficile Miles Davis de lui envoyer une maquette (il n’osa pas le faire), le musicien qui a signé pas moins de trois albums sur le mythique label Blue Note, l’homme de média qui créa Radio Cité puis participa aux heures les plus glorieuses du service public, mais comment faisait-il donc ?
 

Philippe Geluck
Je me dis souvent que c’est dramatique que lui soit parti
alors que d’autres connards lui ont survécu.


Tentons d’y voir plus clair en compagnie de ses proches, collaborateurs, amies et amis. (Presque) licencié en sciences politiques et économiques, il a musicalement commencé à travailler avec le guitariste Philip Catherine avant de fonder un groupe devenu culte au fil des années et ce, bien avant que Brian Molko ne lui emprunte le nom : Placebo.

On est alors en 1971 et le très groovy Ball of Eyes vient de sortir.

Ça remue dans la très orthodoxe chapelle du jazz !

Olivier Monssens, qui a par ailleurs écrit une pièce de théâtre au titre évocateur : Marc Moulin se moque du monde, de préciser : « Marc a d’abord été jazzman pour les autres, puis en groupe (Placebo) ou en solo (Sam Suffy). Et en 1977, le boss de Vogue lui a proposé de créer un label belge pointu. Ce sera le bien nommé Kamikaze. Qui se crashera rapidement ! »

Marc Moulin ose tout, avec envie et passion. “Comme à la radio” (toute ressemblance avec un titre de Brigitte Fontaine, repris par Marc Moulin, est intentionnelle). Philippe Geluck fut, avant de devenir son collaborateur (et ami), un de ses jeunes auditeurs : « Marc était un ouvreur d’oreilles ! Il m’a initié à toutes sortes de musiques, inconnues jusque-là. Soft Machine, Frank Zappa, Pink Floyd… J’étais fan de Marc, je devais avoir 16 ans, je l’écoutais à la radio, tard le soir : King Kong, Cap de nuit… » Un certain Alain Chamfort se souvient aussi de sa jeunesse, et d’une voix dans la nuit : « La première fois que je l’ai entendu, c’était à la radio, lors d’une de nos visites en Belgique avec Claude François. J’adorais sa voix, profonde et suave. »

Une voix donc, et une création à rebrousse-poil. Comme en 1977, dans l’auditoire Janson de l’ULB. Les fans de Moulin étaient venus remuer du séant… et les voilà assommés par une pièce répétitive de dix minutes, avec pour seul instrument le timbre aigrelet du souverain de l’époque, Baudouin, qui ânonne en boucle (s) Mes Chers Compatriotes (qui donne son titre à cette pièce, disponible sur le LP Noises ndlr). Sentiments pour le moins mitigés. Mais Moulin sait exactement où il va, et s’en était expliqué : « J’essaie de faire comprendre aux gens qu’ils doivent d’abord s’intéresser à beaucoup de musiques différentes, et surtout se méfier des pièges des courants dominants que sont la musique classique et la basse variété (…) ce que j’essaie de faire, c’est de susciter une curiosité en faisant passer ma propre curiosité. »
 

Ron Mael - Sparks
Il m’a beaucoup inspiré, comme musicien bien sûr,
mais aussi comme être humain. 

 

Un mantra qui ouvre une porte sur un autre monde qui a été transformé lui aussi par Marc Moulin : celui de la radio. Un week-end de l’automne 1978 débarque un OVNI sur les ondes du Canal 21 de la RTB, une radio dont on dira plus tard que ses « styles musicaux sont résolument modernes ». Alain Neefs, collaborateur historique, radiophonique et amical de Moulin se souvient : « Marc était un visionnaire… moi je ne sentais rien à l’avance. Mais sur la manière de faire de la radio, on était d’accord sur tout ! On a monté Radio Cité en à peine deux mois. » Moulin a créé un ton et un angle très précis. Et comme souvent avec lui, on trouve l’équilibre entre le grand public et l’exigence.

Parallèlement, Moulin se frotte au théâtre. Nathalie Uffner, qui dirige le théâtre TTO à Bruxelles, se souvient de Marc, qui a écrit cinq spectacles pour le théâtre bruxellois : « Écrire une comédie, je peux vous dire que ça demande une sacrée aptitude musicale. Il n’a jamais fallu que je lui explique quoi que ce soit ! Il écrivait des répliques courtes, qui font mouche. »

Fin des années 70, une rencontre va accoucher d’un tube, et c’est Alain Neefs qui la raconte : « J’entre dans le bureau et je vois une jeune femme assise. Marc me dit : Je te présente Wanda … tu vas voir, ça va devenir une star, puis il me fait écouter une chanson. Et je me dis… mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? Ce “truc”, c’est Banana Split et la jeune femme assise, une Lio qui s’ignore encore, accompagnée d’un certain Jacques Duvall, parolier de son état : « On était en 1977 et Lio et moi avions fait le tour de ceux qui avaient des synthés. On cherchait l’hybridation entre Telex et Phil Spector. Quand Marc s’y est attaqué, notre rêve fût exaucé ! »

Telex, le mot est lâché ! Si beaucoup se souviennent surtout de la déculottée de l’Eurovision, Monssens rappelle l’ampleur de ce groupe qui, même s’il faisait les choses avec humour, n’avait rien d’une blague : « Marc, ne supportant pas l’aspect sectaire que pouvait avoir le jazz, voulait ouvrir sa musique au grand public. Il l’a fait avec une musique pop et électronique. Une sorte de Kraftwerk, l’humour en plus. » Rappelons aux plus jeunes qu’un télex, c’était une machine qui crachait de l’info en permanence, sans hiérarchie. Le groupe, lui, parle derrière les costumes et la musique, de la communication et de son absence. Résultat : carton planétaire.

Bond dans le temps. Nous sommes en 1985, Alain Debaisieux et Marc Moulin s’affairent à la production du disque Tendres fièvres d’Alain Chamfort. Debaisieux se souvient du côté vintage de l’affaire : « Commodore 64 et Atari ! La mémoire culminait à… 1 méga (rire). On devait se voir tout le temps pour mettre nos trucs à jour… avec nos disquettes ! » Duvall s’occupe des paroles. Chamfort se souvient : « Jacques et Marc m’ont permis de découvrir qui j’étais et de l’assumer. C’est très différent de ce que j’avais vécu avec Claude François ou Gainsbourg, avec qui j’avais pourtant aimé travailler. C’était un espace sécurisant. Je me suis senti soutenu et aimé. J’ai pu être moi-même. »

Marc Moulin persiste et signe à la radio avec les légendaires Jeu des dictionnaires et Semaine infernale. Un peu comme si les esprits dérangés des Monthy Python avaient fusionné avec ceux, à peine plus équilibrés, des Nuls. Philippe Geluck se souvient : « Je lui dois mon tout premier direct. Ce qui m’impressionnait toujours, c’était le détachement qu’il affichait. Une sorte d’élégance permanente… et jamais feinte. »

Marc Moulin signera encore, sur le mythique label Blue Note, trois disques qui font date et qui résument ses passions musicales. Ce seront Top Secret, Entertainment et I Am You.

Aux qualités susmentionnées, il faut en ajouter une, essentielle, que résume Alain Debaisieux : « Il y avait à l’époque un télé-crochet dont les gens de goût se moquaient allègrement : Pour la Gloire. Cette chanteuse y passe, sans que je n’y prête plus d’attention, un peu moqueur aussi… mais pas Marc, qui trouvait sa voix extraordinaire. » C’est donc de la voix de Christa Jérôme dont il s’agit, celle qui va épouser à merveille les dernières compositions du jazzman.

Marc Moulin, neuf ans avant les premiers pas de The Voice et consorts, prouvait qu’il savait dénicher le talent là où il se trouve. Sans préjugés, avec pour seule boussole son amour de la musique.


R.I.P. MONSIEUR MOULIN

Alain Chamfort: « Ce qui me manque, même si j’en ai fait mon deuil maintenant, c’est sa présence rassurante. Dans la vie, j’ai l’impression qu’on croise des gens qui vous deviennent essentiels. Marc a été ça pour moi. Depuis son départ, je n’ai plus retrouvé quelqu’un avec qui j’ai une telle connivence, une telle fusion. »

Alain Debaisieux« Il m’a appris à écouter les gros tubes les plus honteux, à les analyser et à voir pourquoi ça marche. En profondeur et sans préjugés. Il avait un grand respect du tube. Il disait que la scie Take Five de Dave Brubeck avait fait plus pour le jazz que n’importe quel Miles Davis. »

Ron Mael (des Sparks)« Marc était mon meilleur ami. Il m’a beaucoup inspiré, comme musicien bien sûr, mais aussi comme être humain. Une personne pleine d’élégance, d’intelligence et d’esprit. Pourtant, je ne parviens pas à lui pardonner de posséder plus d’albums de Miles Davis que moi ! »

Jacques Duvall« Prenons un morceau comme I Am You et faisons-en sa check-list. Musique noire : check. Electro : check. Pop : check. Morceau personnel : check. Morceau grand public : check. Bref, il y a tout, là-dedans ! »

Philippe Geluck« Une énorme tristesse a accompagné son départ. Nous perdions un ami, mais aussi l’occasion de voir ce qu’il aurait fait avec dix, quinze ou vingt ans de plus. Je me dis souvent que c’est dramatique que lui soit parti alors que d’autres connards lui ont survécu. »

Laurence Fassbender (compagne de Marc)« Marc, après avoir quitté la RTBF, a choisi le confinement, il l’a presqu’inventé. »

Russell Mael (des Sparks)« Quand je pense à Marc, je pense à un ami qui pouvait vous parler autant de Miles Davis que des Schtroumpfs. Une combinaison rare. Une personne rare. Il a, dans mon esprit et mon cœur, une place à part.»