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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Juicy

Figures libres

Louise Hermant

Plusieurs fois reporté en raison de la pandémie, le premier disque tant attendu de la formation bruxelloise est prévu pour ce mois de mars. Les deux artistes y présentent, pour la première fois, une musique qu’elles ont voulu réellement à leur image.

Cet album, c’est un nouveau “nous”, quelque chose d’hybride et qui nous ressemble », assure le duo. Après s’être fait connaître en 2015 grâce à des reprises décalées des tubes des années 90 (de Missy Elliott à Justin Timberlake) et deux EP (Cast A Spell et Crumbs), Julie Rens et Sasha Vovk dévoilent leur premier album intitulé Mobile. Pour celui-ci, elles font peau neuve et proposent 13 titres aux influences qui dépassent le R’n’B et le hip-hop. Des genres dans lesquels elles se sont retrouvées coincées par le passé. Juicy a décidé de faire désormais fi des codes, des modes et des attentes.

Ce premier projet long format se dévoile riche musicalement et affirmé dans son intention. Le second degré de leurs chansons précédentes a disparu. Les deux amies de 30 ans dressent, ici, le portrait d’une époque fragile, violente, désespérée. Au travers de mélodies telles des berceuses, elles évoquent le sort des générations futures. Des thèmes pas très « joyeux joyeux », comme elles disent, mais dont elles estiment nécessaire de s’emparer. La tension est palpable. Les distorsions sur les voix côtoient les instruments organiques. L’ambiance est sombre, envoûtante. Nous n’entrons pas dans une dystopie ou un monde imaginaire… mais plutôt ce à quoi ressemble notre réalité pour les deux musiciennes.

Après plusieurs reports, votre premier album sort enfin. Que ressentez-vous?
Julie Rens : Déjà, on a très hâte de remonter sur scène. On n’a pas donné beaucoup de concerts ces derniers mois. On voulait sortir l’album en septembre 2020. À cause du Covid, on a tout retardé, tout ralenti. On a alors décidé de retravailler l’album. Notre première source de revenus vient des concerts et on n’avait même plus d’argent pour terminer l’album. On ne voulait pas le bâcler, le sortir et ensuite qu’il ne se passe rien, ça allait être perdu. Financièrement, on ne pouvait pas se le permettre. Et créativement, on avait tellement travaillé qu’on ne voulait pas juste le balancer dans le vide.

 

Julie Rens

Notre première source de revenus vient des concerts
et on n’avait même plus d’argent pour terminer l’album.

 

De quelle manière l’avez-vous retravaillé?
Sasha Vovk : On collabore depuis un petit moment avec le père de Julie, Jean-Marie Rens, qui a arrangé certains morceaux, avec sept flûtes et tout un orchestre. On a présenté cette création au Botanique en septembre dernier. Grâce à cela, on a pu reprendre des arrangements prévus pour ce concert et les transposer dans les productions de l’album. Cela a beaucoup enrichi les morceaux. On a pu prendre le temps. On a enregistré musicien par musicien, au début de la crise du Covid, comme on ne pouvait pas enregistrer par sections. On a fait ça à l’arrache, chez Julie, avec un petit micro. On a également enregistré de vraies guitares.
J.R. : On est super contentes d’avoir pris ce temps. Aujourd’hui, on est vraiment fières de cet album. Il est complet. On avait l’habitude de foncer et de se mettre des deadlines beaucoup trop courtes. Musicalement et créativement, cette période a été plutôt bénéfique pour nous. Sans tout cela, il n’y aurait pas eu cet aspect acoustique.

Depuis quelques années, vous proposez d’autres versions de vos chansons, que ce soit avec un orchestre ou en piano-voix. Qu’appréciez-vous dans cet exercice ?
J.R. : On a envie de pouvoir offrir différentes grilles de lecture de nos chansons. Que la même chanson puisse se retrouver dans cinq formules différentes et que ça fonctionne. On aime le fait de pouvoir enrichir autrement nos créations. Ces dernières années, la musique est très électronique, très produite. Elle se retrouve un peu aseptisée car il n’y a pas cette partie organique et ces sons acoustiques. On aime aussi se dire qu’on a un outil de base, qu’on a une chanson dont on est contentes mais dont on peut faire une version super rock ou une ballade. On s’amuse à jouer avec le matériel.
S.V. : On a toutes les deux étudié le classique et le jazz au Conservatoire. On a commencé toutes petites le piano. On a présenté quelques concerts au double piano il y a quelque mois. C’était un exercice très enrichissant. Un retour à la partition écrite, plus virtuose que ce que l’on propose habituellement. C’était agréable de se dérouiller les doigts.

On a l’impression que vous vous êtes un peu cherchées avec vos deux premiers EP. Avec ce disque, vous arrivez à réellement exprimer et imposer qui vous êtes en tant que duo.
S.V. : Tout à fait. Le premier EP est très lié à notre histoire avec les covers. Forcément, il y avait beaucoup de sonorités 90’s, comme dans Count Our Fingers Twice ou Die Baby Die. Ces titres ne nous ressemblent pas vraiment mais ils ont permis de créer une continuité, de faire le lien. Dans le deuxième, on change déjà un peu mais on sent une forme de formatage, on attend de nous que l’on fasse de la musique pop qui fonctionne. Après ça, on a eu une grande remise en question. 
On s’est demandé où on se plaçait, vers où on désirait aller. Et on a décidé de faire tout simplement ce qu’on voulait.
J.R. : Dans les chansons qu’on a écrites, on aurait très bien pu choisir une direction hyper pop et faire des productions très épurées. Ce temps qu’on a eu nous a permis également de nous questionner sur nos représentations de la réussite, de la notoriété, de l’intégrité. Cela n’a pas toujours été des discussions simples parce qu’il a fallu trouver un terrain commun. Avec cet album-ci, on est arrivé à un mélange de tout ce qu’on avait envie de faire. On a l’impression que c’est le premier objet que l’on sort qui est en accord total avec ce qu’on voulait.

 

Julie Rens

On a envie de pouvoir offrir différentes grilles de lecture de nos chansons.

 

Vous dites que vous présentez un “nouveau vous” avec ce disque. Est-ce un risque de revenir avec une proposition différente de ce que vous avez réalisé par le passé?
S.V. : Ce qui peut faire peur, c’est de se demander si le public va suivre. Peut-être que ce sera le cas. Mais on comprend le choc de quelqu’un qui nous a vues, au tout début, chanter du Destiny’s Child pour nous voir ensuite jouer au double piano. Ça peut interloquer et surprendre, en bien ou en mal. Et ça nous a fait un peu peur. Mais on se dit qu’on va retrouver un public, qui nous suivra cette fois pour les bonnes raisons.
J.R. : Je crois que, souvent, le milieu professionnel de la musique a besoin de cataloguer les groupes, de délimiter certaines choses. Nous, on ne comprend pas pourquoi il faut protéger les gens de la diversité. On peut être très content si, d’un coup, un groupe de métal se met à faire des ballades. Alors c’est étrange d’imposer une distanciation, comme si le public était quelqu’un qui n’avait pas besoin d’être surpris ou amené à découvrir d’autres choses, qu’il devait garder un certain confort. On nous le dit tout le temps mais ce n’est que de la musique, ça n’a pas de sens ! On vient avec une proposition artistique, il n’y a pas mort d’homme si on ne reste pas dans les codes.

Avec Mobile, vous vous éloignez aussi du terrain pop. L’album est sans doute moins accessible.
S.V. : On a reçu beaucoup de conseils du milieu qui nous disait que si on voulait que ça fonctionne, il fallait faire un tube, qu’il ne fallait pas s’éparpiller, que notre image devait être cohérente, « N’allez pas faire un truc avec un orchestre, les gens ne vont pas comprendre », a-t-on pu entendre. Ça nous a déroutées pendant un temps. On a ensuite mieux redéfini là où on voulait aller.
J.R. : On assume désormais de faire ce dont on a envie. Par exemple, ce qu’on a fait avec l’orchestre, ça a engendré énormément de travail et l’implication de beaucoup de personnes. Un projet pareil n’est pas rentable avec la notoriété qu’on a aujourd’hui. Mais musicalement, ça a du sens pour nous. On s’en fiche alors qu’on nous conseille de ne pas le faire. On espère que c’est dans l’autre sens que ça va changer, que les radios vont se mettre à passer des choses plus éclectiques.
S.V. : Le premier single du disque, Love When Is Getting Bad, n’est pas un format radiophonique mais on va quand même essayer de lui faire vivre sa petite vie ! Faire des formats de deux minutes, couplets-refrains, on l’a fait mais on ne l’a pas assumé.
J.R. : Notre morceau qui est le plus passé en radio, on l’aime bien, mais il n’est pas représentatif. On sait qu’on est capable de le faire par contre. Notre objectif est de pouvoir jouer sur scène. Si on peut faire une tournée européenne dans des petits clubs de 200 personnes, c’est génial. On ne veut pas forcément faire Forest National. Si les grandes salles ne nous donnent pas d’espace, on sait qu’on va de toute façon trouver des espaces où jouer. Même si on doit faire une tournée de squats en Allemagne ! Ce n’est pas parce qu’une partie de la scène professionnelle te ferme les portes que ta musique n’a pas lieu d’être.

Vous étiez précédemment en autoproduction et vous ne vouliez pas travailler avec de grandes maisons de disques. Vous venez de vous associer au label de Nicolas Michaux et de Grégoire Maus, Capitane Records. Une petite structure, ça vous convient mieux?
S.V. : On a enfin un label de distribution. On est très contentes. Éthiquement, c’est ce qui nous fallait. Nicolas Michaux et Grégoire Maus se sont retrouvés face à des situations avec lesquelles ils n’étaient pas d’accord dans ce milieu. Ils ont alors voulu créer leur propre structure pour y remédier. C’est parfait pour nous. Si dans le passé on n’a pas collaboré avec un label, c’est justement car on n’était pas d’accord avec certains fonctionnements. Avec Capitane, on parle enfin la même langue.

 

Sasha Vovk

On s’est demandé où on se plaçait, vers où on désirait aller.
Et on a décidé de faire tout simplement ce qu’on voulait.

 

Vous dressez un portrait plutôt sombre de la société sur ce disque, non?
J.R. : On prend le point de vue de notre génération, qui essaye de se projeter et qui voit le monde s’effondrer. L’album parle de l’avenir, quelles valeurs on veut garder avec nous pour affronter ce qui va arriver. Il y a beaucoup de questions ouvertes, on ne donne aucune vérité. On expose surtout nos craintes. Il y a un morceau, Youth, qui parle de la diabolisation de la vieillesse des femmes. Un thème lié à la question féministe qui est très importante pour nous. On retrouve aussi un morceau sur les survivalistes. Il y a beaucoup d’allusions aux enfants, à leurs désillusions sur le futur. On a plein d’amies qui sont de jeunes mamans et on parle beaucoup de ce sujet. J’ai une amie qui culpabilise tous les jours d’avoir mis au monde deux gamins car elle a peur de ce qu’elle va pouvoir leur offrir comme vie.

Late Night évoque l’inceste. Le texte est glaçant. Love When It’s Getting Bad touche aux féminicides. Est-ce délicat d’aborder des sujets aussi difficiles en chanson?
J.R. : Ce n’est certainement pas un album léger. Pour Love When It’s Getting Bad, il y a eu tout un cheminement. J’ai toujours été intriguée par les “crimes passionnels” et comment “par amour”, on peut justifier la violence. Au début d’ailleurs, on utilisait ces termes et lorsqu’on parlait au réalisateur du clip, on lui disait qu’on ne voulait pas savoir si c’était un homme ou une femme qui allait se faire tuer. On voulait parler de l’amour destructeur, ultra-romancé. Et puis en discutant, en se renseignant, on s’est rendu compte qu’on était nous-mêmes en train de romancer cela. Ce n’est pas un crime passionnel, c’est un putain de féminicide. Et dans les chiffres, ce sont toujours les femmes qui meurent. On a finalement un peu changé l’histoire.
S.V. : On a écrit ce morceau il y a deux ans. Le thème a mûri. Il y a une construction, une évolution. Concernant le morceau sur l’inceste, je voulais aborder ce thème. Je me rappelle que Julie me disait que ça allait être très compliqué d’aborder ce sujet. En effet, ce n’était pas simple. On a choisi de prendre la narration de l’enfant et musicalement, le morceau est très enjoué. Mais le texte est difficile.

Sur votre premier EP, vous évoquiez déjà les relations femmes-hommes. À l’époque, vous aviez peur que ce soit mal interprété. Aujourd’hui, vous n’avez plus ces craintes?
J.R. : Ce qui nous dérangeait, c’était que tout était centré là-dessus. Nous, on est très concernées par ce que l’on écrit. On réfléchit beaucoup, on fait très attention. Mais ça peut être mal interprété, dans les médias par exemple. On a parfois culpabilisé d’aborder des thèmes dont on voulait parler mais qui ont été mal transmis. Le traitement était grossier. On nous faisait sous-entendre que l’on détestait les hommes par exemple. Cela déplaçait la problématique. On ne pouvait pas parler de ce que l’on voulait.
S.V. : Je crois que tout est parti de notre premier clip, Count Our Fingers Twice. Il s’agit d’un dessin animé où on ne sait pas ce qu’il se passe, mais on voit un personnage armé d’une machette et on comprend qu’il veut peut-être émasculer un homme. Mais il y a beaucoup d’humour et de dérision. Les discussions n’allaient jamais assez loin pour expliquer vraiment le fond de notre vision. On restait à la surface des choses. On s’est aussi retrouvé à jouer dans des festivals exclusivement féminins. Pour nous, la réflexion de la position de la femme va bien plus loin que ça.

Pour certain·e·s artistes, la musique s’apparente à une échappatoire, à une bulle en dehors de la réalité. Vous, au contraire, vous préférez l’attaquer frontalement?
J.R. : Je peux adorer une chanson d’amour mais elle doit vraiment être très bien écrite. Si une chanson ne dit rien, même si la musique est sympa, elle ne va rien me faire. On utilise des mots, on chante devant un public, il y a un aspect d’engagement presque politique à monter sur une scène. On n’a pas envie de raconter n’importe quoi. Après, on peut bien sûr adorer des chansons super bien écrites qui évoquent des choses plus légères. Il ne faut pas aborder des sujets de société absolument mais il est nécessaire d’y mettre un certain investissement.
S.V. : Il y a de tout. On comprend que des personnes préfèrent des choses plus légères. Nous, on a décidé de défendre notre musique comme ça. On ne pose aucun jugement.

Mobile explore différents univers. D’une chanson à l’autre, on ne sait jamais sur quoi on va tomber. On passe du rock (Bug In) à des ballades (Remain) en passant par du hip-hop (Treffles).
J.R. : On avait un peu peur que ce soit un peu trop décousu au niveau du style. Mais on peut trouver une certaine cohérence. Nous, on voit tous les liens qui existent à travers l’album.
S.V. : On aime bien mettre beaucoup d’infos. Cela peut dérouter l’auditeur. Mais on a envie de ne se priver de rien dans les harmonies et dans tous les autres éléments. C’est un choix. Ça ne plaît pas à tout le monde.

Vous vous essayez aussi pour la première fois à l’Auto-Tune.
J.R. : Au début, on voulait en mettre partout. Puis on a commencé à se prendre la tête et on se disait que ça allait être dépassé d’ici quelques années. On l’utilise de telle manière que ça en devient un outil qui permet d’ajouter de la texture. On aimait le contraste par exemple avec You Don’t Have To Know qui est complètement acoustique, avec tout un orchestre et ces voix auto-tunées.
S.V. : On s’est amusées à faire plein de nouvelles choses. Ça n’aurait pas donné la même chose avec des voix naturelles.

Il se dégage quelque chose d’un peu angoissant, c’est une vraie ambiance qui traverse ce disque. Que vous développez aussi visuellement. Un court-métrage en quatre parties accompagnera l’album. L’image fait-elle partie intégrante aujourd’hui des projets des musicien·ne·s ?
J.R. : On voulait que tout l’album soit représenté visuellement. C’est quelque chose qu’on a toujours voulu faire. Déjà sur le premier EP, il y avait un clip pour chaque chanson. Des morceaux se répondent, il y a une continuité. Quand on écoute un disque en lecture aléatoire sur Spotify, on ne capte rien à tout ça. Transposer l’album visuellement, c’est aussi appuyer cette volonté que l’album devienne un objet cohérent et total.
S.V. : On avait déjà collaboré avec les Gogolplex sur Mouldy Beauty. On avait adoré cette expérience. On voulait vraiment retravailler avec eux. L’idée était de parcourir tout l’album. Il y aura un extrait de chaque chanson dans ces quatre parties. Avec un focus sur un morceau dans chacune de celles-ci où on pourra l’entendre en entier. On voulait capter tout l’univers du disque avec des visuels super différents mais toujours avec la patte des Gogolplex. On leur a fait 100% confiance. On peut avoir un côté “control freak” sur certaines choses… là, on a lâché prise car on adore leur travail.