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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

C’est quoi un·e “artiste engagé·e” en 2022?

Jean-Philippe Lejeune

Avec la disparition, il y a quelques mois, de Julos Beaucarne – conteur, chanteur, poète et artiste engagé connu à travers le monde –, Larsen s’est posé la question de l’engagement des artistes en 2022. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si cela veut encore dire quelque chose… Mais même si le terme “chanson engagée” semble sortir tout droit d’une époque révolue, les combats de la jeune génération, oui, sont bel et bien menés. Discussion à chaud et à cœur ouvert avec des artistes passionné·e·s, d’âge et d’univers différents mais toutes et tous soucieux·euses d’être en lien avec le monde actuel et ses bouleversements.

«On est d’abord engagé dans sa vie personnelle. Comme musicien et comme auteur, on a une responsabilité particulière car on génère de l’idéologie, un certain discours, un regard sur le monde. Donc on peut aussi éventuellement influencer les autres. Brassens et Prévert ont nourri ma propre vision du monde comme je suppose, à ma modeste petite échelle, ce que je raconte dans mes chansons peut jouer le rôle du grand frère ou du cousin pour un certain nombre de ceux qui me succèdent aujourd’hui » explique Claude Semal. Comédien de formation, il a d’abord été abreuvé par l’univers syndical qu’il a découvert à la maison étant enfant. Également journaliste et chroniqueur (pendant le confinement, il a lancé l’Asymptômatique, un web magazine libre à prix libre), ce sont les rencontres qu’il a faites qui lui ont donné de la matière pour écrire des chansons. « Tout ce qui se retrouve dans mes chansons a à voir avec ceux que j’ai rencontrés dans le milieu artistique mais aussi dans les luttes sociales. Le fait de se taire et d’écouter les autres, cela permet paradoxalement d’avoir des choses à dire. » Comme Julos Beaucarne, Claude Semal, dès les années 70, a fait partie du patrimoine de la chanson française. Leurs parcours sont d’ailleurs parallèles, dans la grande tradition du music-hall. Julos, nous confie-t-il, a été l’un de ses maîtres, c’est l’un des chefs de file de la chanson belge, un rôle qu’il n’a jamais voulu endosser. « Curieusement, Julos a toujours été très actif dans la cause écologique voire même virulent. Sa personnalité médiatique était relativement lisse et souriante mais dans ses livres il avait parfois des discours assez radicaux. » Claude Semal ne veut surtout pas être donneur de leçons : « L’art doit représenter tous les aspects de la vie intime, philosophique et pas uniquement l’aspect engagé dans le sens le plus strict du terme. » Ses héritiers ? Daniel Hélin, notamment, qu’il considère comme son petit cousin. En conclusion, pour l’artiste, autant la chanson française était plus contestataire dans les années 60 et 80 (avec André Bialek, Christiane Stefanski, Jacques-Ivan Duchesne…) autant aujourd’hui cette parole de revendication est incarnée par le rap.

 

Claude Semal
L’art doit représenter tous les aspects de la vie intime, philosophique
et pas uniquement l’aspect engagé dans le sens le plus strict du terme.

 

« Moi, je n’ai pas le sentiment d’être un artiste engagé, monter sur scène et dire des trucs cela ne suffit pas ! C’est tellement réducteur par rapport aux gens qui travaillent dans des associations 8 heures par jour, et parfois plus, pour vraiment faire bouger les choses sur le terrain. » Issu du Pays Noir, Mochélan, de son vrai nom Simon Delecosse, est rappeur, slameur et comédien. Bercé par le rap français des années 90, très virulent. Plus que d’être engagé et faire passer des messages, sa plume et son micro lui servent à poser un regard sur le monde dans lequel il évolue. L’engagement, c’est un peu le sujet de la pièce Le Grand feu, dans laquelle il est à l’affiche actuellement. En tournée jusqu’en avril 2022, accompagné du musicien Rémon Jr, il y reprend des textes moins connus de Jacques Brel. « Je ne monte pas sur scène pour faire réfléchir les gens sinon ça s’appelle une conférence… Je vais sur les planches pour les divertir ! Ce qui est devenu difficile avec l’engagement, c’est cette connotation moralisante… Sur scène, l’artiste dit “de faire ça” mais lui le fait-il vraiment ? » Depuis une dizaine d’années, Mochélan met aussi son talent au service des écoles en y animant des ateliers d’écriture. « J’étais considéré comme un cancre et je n’ai jamais passé autant de temps dans les écoles que depuis que je suis artiste. On y fait venir des rappeurs et des slameurs car les professeurs sont parfois déconnectés et démunis. Ils n’ont parfois ni les outils, ni les codes face à la complexité du monde actuel. Et je suis halluciné de voir des jeunes de 17 ans qui ne connaissent pas le 11 septembre 2001. Il y a un vrai problème de transmission… »

Dans le monde actuel, l’artiste carolo regrette aussi le manque d’espace accordé à la nuance, « on est pour ou on est contre, c’est noir ou blanc et les réseaux sociaux exacerbent ça, ça clive ! »

Pour Sasha Vovk et Julie Rens du groupe Juicy (lire aussi l’entretien de ce même numéro), il est difficile en 2021 de ne pas aborder dans leurs chansons des sujets de société qui les interpellent : « Il n’est pas aisé de condenser un sujet très complexe en deux couplets et un refrain… Là où le rap est une musique de protestation, où le débit de parole est plus important, c’est plus simple de développer un sujet complet… Nous, on ne se permet pas d’avoir des messages très clairs mais plutôt des pistes de réflexion. » Pour elles, il est primordial, dans cette espèce de flux incessant d’informations, d’aiguiser sa grille de lecture et son sens critique afin de pousser les gens à la réflexion, sans oublier le côté ludique de leur musique. En clair, le texte, en anglais, est un aspect du processus de création… Si les gens passent à côté, il y a tout le reste. Alors, engagée la génération actuelle ? « Même des artistes majeures comme Angèle parlent de féminisme, d’homosexualité… C’est cool car c’est ça que les gamins ont besoin d’entendre ! Déconstruire les clichés afin que ce que les jeunes écoutent rentre dans une éducation plus ouverte. On sort des codes que nous avons eus gamines… Surtout sur ces questions de féminisme, de genre, d’identité… et ça c’est un énorme pas en avant. »

 

Mochélan
Monter sur scène et dire des trucs cela ne suffit pas !
C’est tellement réducteur par rapport aux gens qui travaillent dans des associations
 pour vraiment faire bouger les choses.

 

Et c’est précisément de féminisme dont il est question dans la production de la slameuse Zouz alias Zoé Henne. Depuis presque 2 ans, elle s’est fait connaître avec le duo Z and T (avec Téa Simon) et leur clip Chers harceleurs, merci sorti en plein confinement. Le 28 novembre dernier, elles recevaient le Prix du public lors de l’événement Prix Paroles Urbaines. « Je ne parle pas que de féminisme, précise Zoé, j’utilise beaucoup de sujets d’actualité et je parle de mon ressenti, de mon vécu pour ensuite défendre un propos universel. Chers harceleurs, merci parle de situations qu’on a vécues toutes les deux. Ce clip a fait du bruit car des associations actives contre le harcèlement de rue ont voulu nous rencontrer. » L’artiste souligne que le milieu du slam, essentiellement masculin, a complètement changé et est maintenant composé d’une majorité de filles, avec des artistes comme Joy Slam ou Lisette Lombé. Vraie fan de rap, Zoé déplore les propos sexistes présents chez certains rappeurs mais cela ne constitue pas l’essentiel de cette musique, il y a aussi une certaine poésie et, avant tout, cette musique est là pour bousculer, être vulgaire, agressif… « Le rap est souvent taxé de sexiste mais il y a d’autres milieux musicaux (ou d’autres milieux tout court) où les lyrics sont aussi sexistes. Je me demande parfois s’il n’y a pas un mépris de classe par rapport au rap… Étant donné que cette musique vient des quartiers. » Zouz prône une poésie engagée. Son combat féministe et ses rencontres avec d’autres féministes radicales, des personnes trans, des travailleuses du sexe, lui permettent de se remettre en question, lui ouvrent énormément l’esprit sur la société dans laquelle elle vit et inspirent beaucoup ses slams. « Le féminisme en Europe a changé. Aujourd’hui, il se veut inclusif avec les personnes de minorités de genres, non binaires, transgenres et personnes racisées. Moi, je suis une femme cisgenre hétérosexuelle blanche. Si je peux être discriminée en tant que femme, je suis privilégiée par rapport à une femme noire ou par rapport à une personne transgenre. On ne se rend pas compte à quel point la communauté Queer a toute une histoire, à travers de nombreuses époques qu’on ne connaît pas, c’est toute une culture. »

Le slam et le rap ont-ils participé à cette recrudescence de la chanson française ? Noé Preszow illustre bien ce retour au français dans le texte. Bercé par Ferré, Brel, Renaud, il a grandi avec ces artistes à la fois engagés et poètes mais surtout intimes. « Une chanson intime peut aussi être engagée comme par exemple Kids de Eddy de Pretto (chanson qui parle de l’enfance de l’artiste et de son rapport à la virilité définie par son père, – ndlr). » Pour lui, aujourd’hui, il y a un renouveau de la parole sociétale et de la façon dont elle est véhiculée : « Il y a 10 ans, le rapport à la langue française n’était pas le même. Puis Stromae et d’autres sont passés par là ». Il souligne l’apport du rap à la langue française : « Le retour du rap a relevé le niveau d’exigence pour les artistes qui chantent en français. Cela met une petite pression pour que l’on fasse de belles chansons pertinentes. » Noé est aussi sensible à la cause environnementale et se réjouit que la jeunesse descende dans la rue et se mobilise pour de grandes causes comme le climat.

Parlons justement d’écologie avec un artiste, producteur de musique électro instrumentale, désireux de s’engager et de dire des choses grâce à la musique et non au texte. C’est l’histoire de Monolithe Noir alias Antoine Pasqualini. Le projet de l’artiste met en musique le film documentaire PLOGOFF, des pierres contre des fusils de la réalisatrice bretonne Nicole Le Garrec, un docu qui parle du soulèvement d’une commune du Finistère contre l’implantation d’une centrale nucléaire. « J’avais envie de rendre visible le travail d’une réalisatrice dans la mesure où le travail des femmes est peu reconnu ou peu exposé dans le milieu du cinéma. De plus, je suis Breton et la lutte écologique et citoyenne me parle. Tout était donc aligné pour que cela se fasse. Concrètement, on fait la BO du film et on s’y imbrique en respectant la bande sonore existante. On s’adapte bien sûr à la parole, c’est une part d’écrit et d’improvisation. » Antoine, comme beaucoup de citoyens, se pose de nombreuses questions sur notre rapport à l’environnement et l’empreinte écologique laissée par l’homme. Cela génère une certaine angoisse par rapport à l’avenir. « En tant que musicien qui a des possibilités d’exposition, qu’est-ce que je peux faire pour amener les gens à se poser des questions ? »

Alors, c’est quoi être engagé·e en 2021 ? À la lumière de ces différents points de vue, il est difficile de trancher cette vaste question. Mais il n’y a pas deux camps définis : engagé·e·s ou non. Dans la production de chaque artiste, il y a un point de vue, un vécu, une réflexion, un regard intime ou un cri de révolte… ou aucun de ces aspects-là ! C’est surtout la perception et la résonance de cette libre expression qui peut donner de la pertinence auprès du public. Libre à chacun de la ressentir à sa manière…