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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Ostende bonjour

Jean-Marc Panis

En hiver 1960, Léo Ferré posait cette question existentielle : « Ni gris ni vert, comme à Ostende et comme partout, on se demande si ça vaut le coup ? » Allons voir à Ostende si c’est le cas.

Un ciel bas s’unit aux eaux de la mer du Nord pour former un camaïeu de gris très “brelien” : Ostende ne prend pas la peine de faire semblant d’être la Côte d’Azur et ça lui va bien. Ce spectacle ostendais représente sans doute ce qu’il y a de plus proche du romantisme belge, comme le précise si bien Daan : « En Belgique, on se fout pas mal des frontières qui nous séparent de l’Allemagne, de la France ou des Pays-bas. La seule qui a de la gueule, c’est celle de la mer du Nord. » Qui lui donnerait tort?


Peter Van Heirseele

Ostende, c’est avant tout un port. Et le port, par nature, est très musical. 
Vous y trouvez des marins, venus de partout, avec leur accordéon.

 

Chaussée de Nieuport, un grand type chauve en bleu de travail ouvre pour nous la porte de sa maison / atelier. Le lieu est à l’image de son propriétaire : foutraque et génial. Peter Van Heirseele, alias Herr Seele, est une légende vivante. Après des études de restaurateur et d’accordeur de piano au Pays de Galles, le jeune punk, futur cocréateur avec son pote Kamagurka de Cow-Boy Henk, débarque à Ostende. Nous sommes au tout début des années 80. Il n’en bougera plus. Un témoin parfait : « Quand j’ai débarqué à Ostende, j’ai senti un vent de liberté. Il y a ici un mélange d’humour et de vulgarité qu’on retrouve dans les chansons populaires, dont je raffole ! »

Le jovial peintre, qui exhibe fièrement un 45 tours de Lucy Loes ou de Lucy Monty, deux reines des chansons pour marins, sait pourquoi cette ville chante : « Ostende, c’est avant tout un port. Et le port, par nature, est très musical. Vous y trouvez des marins, venus de partout, avec leur accordéon. »

Ici on parlait cinq langues

Ostende a une riche histoire musicale, c’est bien connu. Les stars se sont ruées pour venir jouer dans l’emblématique Kuursal, le casino sur la plage, et on se souvient que Marvin Gaye a passé dix-huit mois rédempteurs à Ostende, pour sortir de la dépression et accoucher du hit de la renaissance : Sexual Healing.

Une ambiance propice à une musique pas comme les autres, où le flow du rap côtoie des ambiances à la Spain (Madsin aka Johnny Favourite), où la soul la plus décomplexée donne des ailes à des powerbands malins (Mystère), où les “métalleux” se laissent aller (Mother), où un type à la maigreur flippante fait sonner sa guitare comme Johnny Cash (feu Willy Willy). Bref, un endroit où naît une musique qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Une musique prisée, comme s’en souvient Arno, qui aime à rappeler à qui veut bien l’entendre qu’il est un “Ostendu” : « Fin des années 60, on venait d’Angleterre, de Lille, de Bruxelles ou d’Anvers pour profiter de la liberté locale, entre bordels et tolérance ».


Brihang
Être artiste sur la côte n’est pas simple… il y a quelques galeries à Knokke,
mais elles sont tellement orientées pognon et business que ça ne suffit pas.
En fait, comme les mouettes à Bruxelles, les artistes de la côte se rassemblent à Ostende !


Il y a définitivement un truc à Ostende qui, comme un aimant, a attiré Marx, Einstein, Brel ou Marvin Gaye. Ça a peut-être à voir avec la langue, ou avec les langues, comme le précise Arno: « Ici, on parlait cinq langues : l’Anglais, le Français, l’Allemand, le Néerlandais et puis l’Ostendais, sorte de mélange d’Anglais et de Français. Pour dire bouteille, On ne dit pas fles, mais bottle ».

Frontal mais sympa

Les Courtraisiens ont fait de Mickael Karkousse leur fierté nationale. Pourtant, le frontman de Goose a une longue histoire d’amour avec la ville de James Ensor : « Ma grand-mère tenait un magasin centenaire à Ostende. J’y passais tous mes week-ends, et les vacances aussi. Lors du Carnaval, le magasin vendait des costumes. J’avais six ou sept ans, c’était une fête incroyable, les gens venaient de partout pour y assister. Je me déguisais et me mettais dans la vitrine… mon premier podium ! C’est sans doute là qu’est né mon goût pour le spectacle (rires). »

Aujourd’hui, Mickael Karkousse tente de définir l’esprit ostendais : « Sous une couche de vernis touristique, cette ville a une âme très particulière. Les Ostendais ont un caractère bien trempé, on dit “koppig”, ça veut dire super têtu. L’Ostendais est frontal mais sympa. J’ai tourné le clip de mon projet solo à Ostende, avec des jeunes d’ici ! Ils se foutent de tout, mais ils sont super gentils. Tu ne trouves ça nulle part ailleurs ».

Quitter la mer, revenir à Ostende

Pourtant, la “Reine des plages” peine à se positionner sur l’échiquier culturel belge contemporain. Le parcours de Ziggy Devriendt est révélateur de ce syndrome côtier. Sous le pseudo de Nosedrip, le jeune ostendais est devenu un des pourvoyeurs de musiques les plus excitants du moment. Avec Stroom, il réédite des vinyles mythiques et avec sa page mixcloud, aux ambiances plus que stimulantes, il ouvre portes, oreilles et cœurs de dizaine de milliers d’heureux auditeurs. Mais voilà, le fils prodigue d’Ostende a dû s’en exiler pour mieux y revenir : « La mer comme horizon, c’est un peu court. Ici, il n’y avait et il n’y a toujours pas grand-chose à faire. J’ai fui Ostende à 18 ans. J’y suis revenu presque par hasard quelques années plus tard. C’est maintenant ma maison et j’y suis bien. L’horizontalité mélancolique me chouchoute et les loyers font pareil (rires) ».

La côte belge aurait-elle du mal à retenir ses jeunes ? C’est ce que semble dire une autre star flamande. Boudy Verleye, aka Brihang, le plus arty des rappeurs belges, vient de Knokke, qu’il a quitté lui aussi : « Je suis parti étudier à Gand, où j’ai appris énormément, y compris à être moi-même. Mais cet éloignement m’a fait saisir toute la beauté de la côte. La mer, je la voyais, c’était juste un décor. Maintenant je la regarde et je sais l’aimer. » Son magnifique clip Ver Weg, tourné en plan séquence sur notre littoral, ne dit que ça. Mais Brihang va plus loin : « Être artiste sur la côte n’est pas simple… il y a quelques galeries à Knokke, mais elles sont tellement orientées pognon et business que ça ne suffit pas. Tout y est si policé, tout le monde se ressemble. En fait, comme les mouettes à Bruxelles (où il habite maintenant, – ndlr) les artistes de la Côte se rassemblent à Ostende ! »

Ancienne poste et nouveau départ

Stefan Tanghe veut croire que cette nuée d’artistes pourra nicher de façon pérenne à Ostende. Depuis 2013, il dirige le Grote Post. Mêlant salles, studio (les légendaires Ostendais de The Van Jets y ont enregistré leur dernier album), scène et café, ce Centre culturel fait revivre le bâtiment, vibrant représentant de l’architecture post-moderniste des anciennes PTT. L’Ostendais, qui a déjà fait des miracles avec le festival Theater Aan Zee, y croit : « Ça fait huit ans qu’avec une équipe super motivée, on veut faire de ce bâtiment exceptionnel un endroit où tout le monde peut se retrouver. L’idée est d’utiliser l’Art et la Culture pour améliorer la ville d’Ostende. Le problème, c’est que nos élus ont tout misé sur le tourisme et ce, pendant trop longtemps. » Mais le tourisme, c’est volatile et le directeur connaît bien ses concitoyens : « Ostende est avant tout une ville de commerçants… Il a fallu attendre l’expo De Ensor à Delvaux, en 1999, et son carton critique et commercial pour que le franc tombe enfin. Art et économie peuvent faire bon ménage ». S’en suivirent les succès du festival Theater Aan Zee et des expos à ciel ouvert : Beaufort.

Mais rien n’est encore gagné, comme le concède S. Tanghe : « L’Ostendais est lent, il lui faut du temps pour comprendre les intérêts de l’Art et de la Culture. Il faut sortir des vieux schémas mercantiles… Mais ça, c’est notre boulot. » On a envie de les croire, lui et la pétillance qui occupe ses yeux quand il dit ça.

Le dernier disquaire est un poisson

Au détour d’une balade le long des eaux grises dans lesquelles mouillent le Mercator, ce navire-école de la marine marchande belge, on tombe sur la façade la plus improbable de la ville. Au rez-de-chaussée d’un immeuble sans charme, un poisson aux yeux exorbités et un lettrage très 70’s, jaune flash, se sont collés sur la vitre et annoncent : Compact Center. On entre, sans le savoir, dans le dernier magasin de disques neufs de la Côte belge. Le magasin d’Yves et de sa femme est le rempart ultime face à la dématérialisation de la musique. Il vend des CD depuis 1988, des vinyles depuis 1999, et se réjouit : « Nous avons une clientèle super éclectique, jeune et moins jeune. On vend littéralement de tout, moitié nouveautés, moitié rééditions. De la pop à la soul, en passant par le métal, la chanson française, le punk Les Ostendais sont ouverts à tous les genres de musiques. » Ouf, la musique bouge encore à Ostende ! Récemment, Arno nous a tous cueillis avec le crépusculaire Ostende bonsoir. Il est sans doute temps d’aller lui dire bonjour.


Les phares d’Ostende

De Grote Post
Dans le très impressionnant bâtiment des anciennes PTT (comme le nom l’indique), le Grote Post, c’est une salle de concert, des locaux de répétition, d’enregistrement, un café. Bref, tout ce qu’il faut pour faire éclore la musique aujourd’hui.

Le Lafayette
Marvin Gaye, s’il était encore des nôtres, finirait sans doute dans le confort jazzy de ce café-concert, où soul et jazz se marient dans le soir feutré d’Ostende. Idéal quand la tempête tonne et rage à l’extérieur.

’t Kroegsje
C’est dans ce très vieux café que la mama de Herr Seele, le cocréateur de Cow-boy Henk, refaisait le monde entre deux chansons de marins et des propos existentialistes, tout de noir vêtue. C’est encore possible aujourd’hui.

Retro Shack
C’est la formule gagnante du moment : un café barista, un lieu accueillant et un patron charmant. Ah oui, et surtout : des vinyles d’occasion. Une étape sur la route des caricoles et des pannekoekskes.

KAAP
C’est l’institution culturelle, qui jette des ponts entre Ostende et Bruges au travers d’une maison de disques et d’une série de lieux. Sur la digue, le KAAP vous dorlotera à grand renfort de couques et de chocolat chauds mais aussi de petites jams sessions.

Les sons d’Ostende

The Van Jets
Sans doute la valeur historique la plus sûre de la pop made in Ostende devenue planétaire. Depuis 2007, leurs compostions ciselées et prétendues désinvoltes font mouche. Si les Balthazar devaient se trouver des grands frères, ce seraient sans doute les Van Jets.

Marvin Gaye
C’est devenu légendaire : l’album Midnight Love, symbole de résurrection de Gaye en gourou funky voire disco, a été écrit lors de ses 18 mois de convalescence ostendaise, en 1981. À l’ombre de l’énorme Sexual Healing, la sobriété soul de Turn On Some Music fait un bien fou.

Kleine Sanders
Pour la blague, mais aussi pour comprendre le jeu d’Ostende : les rappeurs (ex-Belgium’ got talent) jouent des références côtières : filets de poisson, kermesse et patois se mêlent aux caméos de l’ex-bourgmestre Johan Vande Lanotte et de l’ex-danseur de dEUS, l’acteur Sam Louwyck, qui viennent donner un peu de crédibilité et de décalage à cet effort promotionnel pour sortir Ostende de l’anonymat culturel.

Mother
Les frères Tuur et Toen Soete pratiquent un métal malin qui, par moments, nous emmène sur les pistes (brouillées) de leurs cousins d’outre-mer du nord Mogwai. Ils le disent eux-mêmes : « Laissons le public juger de la musique qu’on fait. » Bonne chance pour étiqueter ces musiciens libres et sauvages.

Stroom TV
Le projet du très partageur Nosedrip est protéiforme. Un label de ré-issues de musiques injustement méconnues, anciennes ou modernes, une page Mixcloud qui fait voyager et une activité de DJ ouvreur d’horizons. Si Ostende avait besoin d’un “tour opérateur” des sentiments par l’acoustique, ce serait lui.

Mickael Karkousse
Il n’y a pas que Goose dans la vie du plus ostendais des courtraisiens. En solo, le chanteur de Goose sort un EP en novembre. D’ici là, le très lumineux Where Do We Begin est un chant d’amour à Ostende, son art de vivre et ses kids, qui préfèrent le skate au surf et prouvent que la digue et les cuistax, ça peut être aussi glam qu’un coucher de soleil à Santa Monica.