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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Antoine Pierre

Il est partout!

Dominique Simonet

Projets personnels avec Urbex, Next.Ape ou maintenant Vaague ; sideman de Philip Catherine, Toine Thys, Joshua Redman, bientôt Dave Douglas : batteur et compositeur, Antoine Pierre est partout. Comment gérer ça tout en restant soi-même ? Mode d’emploi d’après un musicien dont c’est peu dire qu’il est demandé.

Il est passé par ici, il repassera par là… Peut-être ! Antoine Pierre, batteur et compositeur de son état, fait partie de ces musiciens que l’on dit très sollicités, un jour avec Philip Catherine, la semaine d’après avec Tom Barman (TaxiWars), quelques fois avec Toine Thys, Joshua Redman ou, bientôt, avec Dave Douglas. Entre-temps, le jeune Liégeois garde plusieurs fers au feu, divers projets personnels : Urbex branché sur le secteur, Next.Ape tendance Bristol, et maintenant Vaague, solo de batterie bourrée de technologie. Vaague est aussi l’occasion, pour lui, de créer sa propre étiquette, Shapes no Frame – formes sans cadre, ça dit tout –, avec la multinationale indé [PIAS] à la distribution.

 

Antoine Pierre

Je déteste la routine et je fonctionne surtout à l’improvisation. 

 

Et ça dure comme ça depuis ses 15 ans, lorsqu’il monta un groupe avec des amis, au nombre desquels figure le pianiste Igor Gehenot. Il ne tient pas en place, mais qu’est-ce qui fait donc rouler Antoine Pierre ? Deux choses : la musique et les amis. Loin de la technique – qu’il maîtrise de toute façon –, c’est l’émotion qui doit perler au travers de la musique, « et chez moi, ce qui la déclenche, c’est le matériel harmonique ; accords et progressions d’accords me font frémir. Dans mon travail, j’essaie de retrouver cette émotion rythmiquement, au travers d’une approche compositionnelle. »

Mes amis, mes amours…

En dehors de la musique, ce qui compte le plus pour Antoine, c’est la famille, les amis, Pam sa dulcinée, les potes musiciens… « Il n’y a rien que j’aime plus que d’aller prendre l’apéro avec les copains ». « Je suis un mec simple, sourit-il, pas besoin de grosse bagnole ni de grosse baraque. Si on me donne un bon repas et des gens super avec qui je peux avoir une bonne conversation, ça me va parfaitement. »

Sur ce, à la terrasse d’une enseigne bruxelloise en compagnie de Paméla, il joint le geste à la parole en mordant dans un donuts. Ce faisant, on sent que certaines choses le font bouillir intérieurement, contre lesquelles il a une dent : « L’incohérence politique, c’est clair et net. En interdisant certains véhicules en ville, on s’organise pour vendre des bagnoles. Le système capitaliste marche à fond de caisse, sous prétexte d’écologie. Politiquement, ça ne suit pas et tout est remis sur le citoyen. Chacun essaie de faire un maximum de petits gestes pour l’environnement et quantité de navires traversent les océans avec tout un tas de choses dont on n’a pas besoin. Il se crée des inégalités de dingue ! »

Le sens de la musique

Cette indignation n’est pas que verbale ou théorique ; elle intègre la démarche artistique du musicien. « On propose quelque chose qui fait à la fois rêver et réfléchir les gens. » Ainsi, derrière Vaague, le projet de batterie solo, se profile une réflexion sur les flux d’informations, souvent contradictoires ou mensongères, qui nous arrivent par… vagues. « Et que fait-on avec ça ? Nous sommes noyés dans ce climat surinformé et anxiogène, la confiance n’est plus vraiment là. » Réflexion sur la société, avec un texte de Toni Morrison par exemple.

Avant de cogner sur les politiciens et les médias, tout jeune, le petit Antoine tapait en rythme sur des barils de poudre à lessiver. Quand il s’est agi d’apprendre un instrument, ce ne fut cependant ni la batterie, ni la guitare comme papa, mais le saxophone. Vers douze ans, il a redécouvert son goût pour les percussions, un chemin sur lequel ses parents, même séparés, l’ont toujours soutenu : « Ils ont réussi à mettre leurs histoires de côté pour me préserver. J’ai grandi dans un climat plein d’amour, c’est fantastique. Ils ont l’esprit très ouvert, j’ai pu faire tout ce que j’ai voulu. » Mais pas n’importe quoi : « J’ai toujours été très raisonnable et je fournissais le travail pour réussir. »

Source d’inspiration

Après avoir suivi l’enseignement du brillant Stéphane Galland au Conservatoire flamand à Bruxelles, Antoine Pierre, vite reconnu et recherché comme batteur, s’impose aussi sur le front de l’écriture musicale. « La composition, c’est un instrument à part entière. C’est une pratique, comme je pratique la batterie. » Il en va ainsi depuis ses débuts, à 15 ans, avec Igor Gehenot. « Dès le départ, on écrivait quelque chose de jouable, même pour quelqu’un d’autre que nous. La composition est un prétexte pour jouer, mais doit être un bon prétexte. Quand j’écris un morceau, ce doit être une source d’inspiration ; j’ai envie de le voir joué comme si je ne l’avais pas écrit. »

Chez Antoine, pas une méthode unique, mais à chaque projet son processus de développement, en fonction, notamment, de la source d’inspiration. Pour l’album très davisien Suspended, avec Urbex, il a écouté du Miles et du Miles pendant des semaines et des semaines sans rien coucher sur le papier. Après un sevrage d’un mois, pour éviter tout phénomène superficiel de calque, « à un moment, je me suis mis à table et j’ai commencé à écrire plein de trucs. »

Des méthodes

Pour le projet avec le saxophoniste américain Joshua Redman, Éric Legnini et Or Bareket, présenté à Flagey le 10 janvier 2020, le travail d’écriture s’est fait en deux salves, la première, d’une semaine, en août 2019, la seconde plusieurs mois après : « J’ai repris les morceaux où ils étaient, le fil conducteur était un peu trop évident », qui a donc été détricoté. « J’essaie de bouleverser ma méthode en fonction du contexte, dit-il. Pour les morceaux avec Joshua, j’ai fait des partitions A4 très classiques, à l’ordinateur. Pour Urbex, c’était en format paysage, un peu plus grand, écrit à la main. »

Le solo de Vaague, c’est une tout autre paire de manches, voire de baguettes. Antoine Pierre a travaillé avec le programme Sunhouse, créé par une start-up new-yorkaise. Le principe consiste en des capteurs, ou triggers, placés sur chaque fût de la batterie, sur une dizaine de zones distinctes à chaque fois. Le capteur reconnaît par exemple le centre ou le cercle de la caisse claire, la frappe avec le corps ou l’extrémité de la baguette. « À chacune de ces zones, tu peux assigner un son quel qu’il soit, clavier, basse, sample, en fonction de la manière dont tu frappes l’instrument. » À ce petit jeu, les possibilités sont infinies.

Vaague, c’est du direct

Après l’apprentissage de la technologie, le travail du compositeur consiste à se constituer une banque d’échantillons sonores à partir d’instruments ou d’enregistrements, de notes et puis d’accords, et d’ensuite faire correspondre ces sons aux capteurs, avant de passer à la phase de création. « Dans ce contexte, le travail de composition et de pratique sont extrêmement liés. On fait des essais en improvisant avec l’ordinateur. Il n’y a pas de loop, de boucles préétablies, préenregistrées, tout est en direct. De ce fait, je n’ai pas beaucoup écrit pour Urbex ou Next.Ape… »

Début novembre, Antoine Pierre embarque avec le trompettiste américain Dave Douglas, au sein d’un sextette comprenant Frederik Leroux (guitare, luth, banjo) et Berlinde Deman (tuba, chant). Thème de cette mini-tournée européenne : Jan van Eyck et les primitifs flamands. Projets personnels, TaxiWars, Philip Catherine, Toine Thys… Comment gère-t-on tout ça ? « Je déteste la routine et je fonctionne surtout à l’improvisation. Parfois, je réfléchis aussi beaucoup pour ne pas me perdre. L’exercice consiste à conserver ma personnalité, quel que soit le contexte.»

Sous l’aile de Philip Catherine
Né à Huy mais ayant grandi à Liège, Antoine Pierre fait la connaissance de Philip Catherine en arrivant à Bruxelles, à 18 ans. Un musicien qu’Alain Pierre, père d’Antoine et lui-même guitariste, avait fait écouter à son fils : « Ça et Pat Metheny. De le rencontrer, j’étais comme un dingue. Philip a vécu les périodes incroyables du jazz, il a joué avec Elvin Jones, Charles Mingus, il a vu le deuxième quintette de Miles Davis en concert… Il est très généreux, il m’a fait écouter plein de choses ; avec lui, j’ai appris l’histoire de la musique que je joue. En tant que leader, il sait ce qu’il veut ; il m’a aussi appris les réflexes de l’accompagnateur, la reconnaissance des signaux. Et, quand on part en tournée avec lui à l’autre bout de la planète, j’ai appris comment rester soi-même, le respect de ce qu’on fait et de ce qu’on est. Il y a juste cinquante ans entre nous, il pourrait presque être mon grand-père et il m’a véritablement pris sous son aile. »