Quand (et comment) investir dans la promotion de sa musique?
Dans l’industrie musicale, une illusion persiste : celle que “tout se joue sur la visibilité”. Les artistes émergent·es injectent parfois plusieurs milliers d’euros dans leur communication, espérant en retour un décollage fulgurant. Attaché·es de presse, clips léchés, placements payants, campagnes digitales, nombreux sont les outils utilisés. Mais souvent, le retour est maigre, voire nul. Pourquoi ces efforts tombent-ils à plat ? Le problème n’est pas l’ambition mais le timing, le ciblage, le narratif – et parfois, le système en lui-même. Face à cette situation, il est temps de s’interroger sur les logiques d’investissement dans la promotion musicale : quand est-ce pertinent? Pourquoi? Pour qui? Et surtout, comment éviter de brûler du budget sans stratégie claire? Défis, prises de recul et pistes de solutions.
L’industrie musicale, un milieu mobile et saturé
« Le milieu musical est en mouvement permanent sur la manière de solliciter l’attention du public et des professionnels », me glisse Alex Davidson, manageur et bookeur au sein de l’agence bruxelloise Nada. « Il y a ce besoin de renouveau, ainsi qu’une tendance au jeunisme qui n’est pas nécessairement liée au fait d’avoir des jeunes artistes mais plutôt au fait d’avoir une actualité, un regain d’intérêt, parce qu’il y a un flux quasi permanent d’information sonore (…) Alors effectivement, il y a un débat sur l’émergence : comment réussir à passer à travers ce mur d’informations ? »
Alex Davidson – Nada
Ce n’est pas normal d’investir plus
dans la diffusion d’un produit que dans le produit.
Un débat important, qui, par ailleurs, ne concerne pas uniquement les artistes émergent·es : « Pour un artiste confirmé, on voit que le simple fait de lâcher un nouveau morceau n’est pas du tout garanti d’un succès ou même d’un intérêt », ajoute-t-il. Pablo Fleury, programmateur au sein de la salle Le Salon à Silly, partage cet avis : « En Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a une quantité énorme de musique qui est créée, par des artistes talentueux, et on en revient toujours à comment sortir du lot ».
L’importance d’identifier son public cible, son narratif et son territoire
Dans ces conditions, une question essentielle se pose : comment investir intelligemment, pour tenter de toucher les gens et de retenir leur attention ? Alex et Pablo sont formels : les stratégies de communication varient selon les ambitions, les envies et les objectifs des artistes mais, avant toute chose, il est essentiel qu’iels puissent définir pour qui et pour quoi iels font de la musique. « Le “pour qui” englobe tant les professionnels, les tiers et les acheteurs que les auditeurs. C’est une notion multiple », souligne Alex, avant d’ajouter : « Le “pourquoi ?”, c’est le narratif avec lequel tu vas nourrir le matériel que tu vas donner aux attachés de presse et aux journalistes ». Arrive ensuite une troisième variable : le fameux “où ?”. Une donnée cruciale, qui permet aux artistes d’identifier les sphères dans lesquelles rencontrer leur public cible. « Ça peut être dans les médias traditionnels et dans ce cas, c’est intéressant d’avoir un attaché de presse. Mais ça peut aussi être sur TikTok, alors à ce moment-là, c’est intéressant d’investir dans des outils digitaux », explique Alex. Selon lui, à partir du moment où les artistes n’ont pas de personne tierce pour les guider dans l’économie du système, se poser ces questions-là, c’est se situer. « Mon conseil, c’est de faire des tentatives, de voir ce qui prend, et d’avoir du répondant », ajoute-t-il.
L’accessibilité à la production, l’auto-entreprenariat forcé et la déresponsabilisation de l’industrie musicale
Derrière cette question de l’investissement se cache une réalité plus structurelle : le secteur musical déplace de plus en plus la prise de risque vers les artistes eux-mêmes. Dans un monde où les labels ne signent presque plus que des artistes validés par le marché, le développement est devenu un fardeau individuel. Une situation qu’Alex déplore : « On en arrive à un circuit où tout devient, très vite, ton problème : le financement de ta production, c’est ton problème, le financement de la finalisation de ton produit, c’est ton problème, le financement de la commercialisation, c’est ton problème. Ce qui m’interpelle, c’est la déresponsabilisation de la part de l’industrie musicale sur la prise de risque : l’industrie musicale délègue le risque ». Une situation de moins en moins confortable pour les artistes, qui n’ont d’autre choix que de gérer eux-mêmes tous les pans de leur projet. « On vend cette idée d’entreprenariat parce que ça correspond à un système économique où la vraie industrie qui bénéficie financièrement de la distribution et la diffusion des produits musicaux se décharge de la responsabilité d’investir », ajoute-t-il.
Selon Alex, cette injonction à l’entreprenariat est due à plusieurs facteurs, dont l’accessibilité des outils de production : « On peut produire beaucoup de choses chez soi parce que les outils se sont améliorés (…) Tu peux faire de la musique chez toi pour le plaisir – tu peux acheter des modules, un ordi, des cartes son, etc. – mais derrière ceci, il y a une fausse promesse d’indépendance d’entrepreneur. On te vend un avenir potentiel, à la source (…) Avant, tu achetais un instrument de musique et que tu en joues pour ton plaisir dans ton salon avec des potes ou en concert avec des gens, c’était à toi de décider. Maintenant, on formate les outils pour te donner potentiellement un accès à une sorte de réussite commerciale ». En plus de susciter une pression énorme, cette situation crée de profondes inégalités : seul·es celleux qui ont les moyens financiers ou les codes entrepreneuriaux parviennent à se vendre. Pire encore, cette logique valorise le travail gratuit : l’artiste est sommé d’être professionnel·le, visible, cohérent·e, constant·e, souvent sans rémunération, et avec l’espoir hypothétique d’un retour. Une réalité qui a le don d’énerver Lucie Rezsöhazy, tête pensante du projet Oberbaum : « La musique, c’est l’enfant pauvre de la culture. Elle est tout en bas de l’échelle. Quand on fait de la musique, je trouve ça honteux de mettre plus de budget dans l’image que dans la musique. C’est souvent le cas, parce que le métier de musicien est tellement dévalorisé que ça va de soi (…) mais de nouveau, ça invisibilise le travail ». Avec cette réflexion, Lucie soulève un autre problème intrinsèque au secteur : la dévalorisation du travail de création musicale. « Investir plus d’argent dans la promo que dans la musique, c’est irrespectueux pour la musique. Moi, ça me rend dingue », ajoute-t-elle. Alex est d’accord avec ce constat : « Qualitativement et par rapport à cette notion de valeur travail, ce n’est pas normal d’investir plus dans la diffusion d’un produit que dans le produit (…) Ce n’est pas normal de payer des musiciens en visibilité et pourtant, c’est ce qu’on vend au milieu de la musique : l’argent, il vient après ».
Ralentir la cadence et prioriser les micro-investissements
« Il faut vraiment se dire une chose : une carrière artistique, c’est un marathon, pas un sprint. Même si on est obligé de sprinter à certains moments, c’est sur du long terme que ça va se faire », me confie Pablo. Alex est du même avis : « Quand on prépare un groupe pour un live et qu’ils ont fait trois concerts, qu’ils veulent des roadies, du backline, des in-ears et une console, à un moment, il faut dire stop. De nouveau, il y a ce truc très commercial de la diversité des possibilités : on peut faire ça, on peut acheter ça, etc. Et bien en fait, non. On ne peut pas tout faire. On fait dix concerts, on identifie les faiblesses, on met un pansement sur ça, on valorise le groupe, on fait un peu mieux financièrement, on investit. Et ça, ça s’applique aussi dans la com : il faut être capable de faire des micro-investissements et ajuster progressivement ».
Réinvestir dans le sens et pas dans l’illusion
Ce n’est pas un scoop : en tant qu’artiste, il est essentiel d’investir dans la promotion de sa musique. Mais plus important encore, ces investissements doivent se faire de manière consciente, adaptée au projet et à ses besoins spécifiques. « Il faut que les gens soient conscients du système et puis, qu’en connaissance de cause, ils fassent des investissements et qu’ils prennent des risques », ajoute Alex. Avant toute chose, il faut donc se poser les bonnes questions : est-ce le bon moment ? Ai-je quelque chose à dire ? À qui ? Et pourquoi ? Ce n’est qu’en mettant du sens dans la démarche que l’argent investi aura une chance de produire autre chose qu’une déception. Et n’oublions pas : « La progression n’est pas obligée d’être exponentielle, elle peut être linéaire », comme dit Alex. Piano piano, donc !