Rori
Feu intérieur
Dans sa nouvelle livraison, Rori met à nu ses colères et ses frustrations, dans un monde où culpabilisation, besoin de reconnaissance et contradictions étouffent une génération en perte de repères.
Cet été, Rori a pris le temps de souffler. Depuis plusieurs années, la jeune artiste enchaîne les dates en festivals et dans les salles du pays. En une poignée de singles pop aux accents rock redoutablement efficaces, la Liégeoise est parvenue à consolider sa place dans le paysage musical et à cultiver l’image d’une adolescente éternelle, fougueuse et un brin rebelle. Désormais rompue aux millions de streams, aux rotations régulières en radio et aux scènes internationales (des Pays-Bas au Vietnam), elle revient plus affirmée que jamais dans Miroir, son deuxième EP. Six titres, dont trois déjà dévoilés ces derniers mois : Jalousie, Vérité, Loser. Sa première livraison exorcisait ses luttes intimes: aujourd’hui, Rori met le doigt sur celles de sa génération. Elle laisse exploser ses contrariétés, déplore la quête constante de validation, se désole de notre rapport aux réseaux sociaux et s’essaie même aux chansons d’amour (ou presque), portée par des guitares nerveuses et des mélodies entêtantes. Par-dessus tout, Rori tient à préserver sa spontanéité et son naturel, voire une certaine désinvolture, pour résister à une industrie qui voudrait parfois lisser les émotions et rendre plus docile ses jeunes talents.
Rori
Je ne veux pas faire de la musique
comme on la faisait il y a 20 ans.
Vous revenez avec un EP, deux ans après le premier, Ma saison en enfer. Vous enchaînez aussi les singles. Vous préférez encore vous laisser un peu de temps avant de débarquer avec un album?
En Belgique, je suis contente car ça se passe trop bien, ça fait déjà quelques années que je développe mon projet. Mais mon objectif, c’est quand même d’aller en France. Là-bas, je n’existe pas, je suis vraiment un bébé dans l’industrie musicale. Mon premier EP n’a pas du tout été travaillé en France. J’avais envie de faire ça bien, cette fois. Musicalement, j’avais envie de prendre le temps de savoir exactement ce que je voulais présenter, de trouver mon son. Je sens que j’y arrive tout doucement. Ce deuxième EP est une sorte d’échantillon. L’album sera dans la même lignée. Les sonorités seront similaires, avec ce son à la fois organique et moderne. Dans cet EP, on peut parfois penser que tout est organique mais ce n’est pas le cas, il y a quand même un ordi derrière mais avec de vraies guitares et parfois de vraies batteries. Je veux trouver la bonne balance entre les deux. Je ne veux pas faire de la musique comme on la faisait il y a 20 ans. On n’a plus les mêmes oreilles ni les mêmes bases d’écoute.
Depuis la sortie de Docteur en 2022, qui cumule aujourd’hui plus de cinq millions d’écoutes, on a l’impression que tout s’est enchaîné plutôt vite pour vous. Du moins, quand on regarde ça de l’extérieur. Vous l’avez vécu comme ça aussi?
Non, pas tellement, parce que ça fait presque six ans que je travaille sur mon projet. Les gens ont l’impression que le succès est arrivé d’un coup mais ce n’est pas du tout le cas, ça prend énormément de temps. C’est long, il y a beaucoup d’essais et d’erreurs. Par rapport à d’autres artistes, je trouve que dans mon cas, ça évolue de manière organique, palier par palier. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’une énorme machine s’est mise en route. Je le vis bien. Je ne pense jamais à tout ça. J’essaie juste de faire mon truc et faire des concerts.
Ces dernières années, on a beaucoup d’exemples d’artistes qui ont été propulsé·es au sommet du jour au lendemain. Est-ce que vous croyez que ça influence la manière dont on perçoit la notion de réussite dans la musique?
Complètement. On est tous dévastés, stressés, angoissés, anxieux, à cause de cette vision-là. Parce qu’on a l’impression qu’il n’y a plus que ça qui peut fonctionner, qu’il n’y a qu’un seul type de carrière possible, qu’il n’y a que des tops, des 0,0001% qui peuvent réussir dans la musique. On oublie qu’il y a tout le reste, qu’il existe encore des artistes qui ne sont pas Billie Eilish mais qui ont quand même une carrière de dingue et qui remplissent des salles partout. Il n’y a plus de juste milieu. C’est toujours l’extrême, tu exploses comme un fou furieux ou tu es un moins que rien, soi-disant. C’est assez malsain.
C’est quoi, pour vous, le succès? Vous vous êtes fixée des objectifs précis?
J’ai envie de dire “non”, pour faire genre “je suis équilibrée”. Mais pas du tout. J’essaie de me calmer avec ça. C’est dur car on est tellement submergés par ce que l’on voit sur nos téléphones. Le succès est devenu une part tellement importante de notre vie aujourd’hui. On veut tous réussir fort et vite. J’essaie d’être plutôt reconnaissante de ce que j’ai déjà et de continuer ce que j’aime.
L’été dernier, vous vous êtes quand même retrouvée à faire la première partie de Lana Del Rey à Paris devant 40.000 personnes. C’est pas mal, comme étape. Comment c’était?
Même quand tu vis des étapes comme ça, tu peux quand même arriver à te dire que tu n’es toujours pas arrivée à faire ceci ou cela. C’est très anxiogène comme manière de fonctionner. Mais c’était génial comme expérience… Enfin, non, qu’est-ce que je raconte. Au début, j’avais très peur. Je savais très bien que les gens ne venaient absolument pas pour moi. Ça, déjà, tu dois l’accepter. Je me suis dit, tant pis, je fais mon truc. Je ne me suis pas mise la pression, je n’ai rien changé à mon concert. Je l’ai bien vécu au final. J’ai même été surprise car je n’attendais rien mais le public était vraiment chouette. Les gens m’écoutaient, me suivaient. C’est un très, très bon souvenir.
Dans vos nouvelles chansons, on sent un besoin de faire exister votre colère. Ça fait du bien de trouver un exutoire pour ces ressentis qu’on a appris à dissimuler? D’autant plus chez les jeunes artistes féminines qui font de la pop?
Chez les artistes féminines qui font de la pop, il y a souvent quelque chose de doux. Ce n’est pas du tout péjoratif. C’est vrai que dans mon cas, ce n’est pas mon style. Je ne l’ai pas vraiment choisi, je crois que c’est aussi une question de personnalité, que ça dépend de comment on souhaite dire les choses. Je ne réfléchis pas trop à la manière dont je vais proposer ma musique. C’est surtout au moment de faire écouter mes chansons et que j’ai les premiers retours, que je me rends compte de certaines choses. Ce n’est jamais calculé. Tout est naturel. Je fais en fonction de ce que m’évoquent les mélodies ou la musique et ça se transforme. Mais ouais, peut-être bien que je suis en colère ! Je parle beaucoup de frustrations, de questionnements. Peut-être qu’un jour, j’arriverai à me calmer. Je suis quelqu’un qui, de l’extérieur, peut paraître doux mais à l’intérieur, ça bouillonne.
La musique vient toujours en premier, avant les paroles?
Oui, toujours. Je ne sais pas travailler autrement. La musique m’aide à comprendre ce que je ressens et ce dont j’ai envie de parler. Avec mon producteur Hadrien Lavogez, on commence d’abord par chercher des accords à la guitare, puis les mélodies viennent. On se creuse pas mal la tête là-dessus. Et, pendant ce processus, des images et des expériences me reviennent. À partir de là, je construis une histoire.
En plus de la production, Hadrien Lavogez, votre complice depuis le début de votre carrière solo, vous accompagne aussi pour l’écriture. Ce n’est pas trop difficile de se montrer vulnérable dans ce cadre?
Avec lui, je n’ai pas peur de partager des côtés de moi qui peuvent être sombres, mélancoliques, voire complètement défaitistes. Je ne me sens pas jugée. Il m’aide à reformuler des phrases, à être plus claire. J’ai beaucoup de chance d’avoir quelqu’un qui me connaît aussi bien pour m’accompagner dans ce que j’essaie d’exprimer. Ça donne lieu à de nombreuses discussions. C’est génial, car ça m’aide aussi par la suite à mieux comprendre mes émotions.
Vous revendiquez une grande influence de groupes rock emblématiques des années 90, comme Nirvana ou Radiohead. Ça ne met pas un peu la pression de vouloir se mesurer à ses héros?
Si, complètement. À côté d’eux, on a l’impression d’être nul. C’est vraiment ce que je ressens. Mais je me rassure en me disant qu’on n’est pas dans la même époque, que la société et ses problèmes ont changé. Recréer ça, serait impossible, c’était une autre vie et je n’y étais pas. Mais aujourd’hui encore, je continue de les écouter.
Est-ce qu’au fond, ça vous aurait plu de faire partie d’un groupe de rock?
Je ne sais pas car plus il y a de gens, plus c’est compliqué ! En plus, je crois que j’ai peut-être un peu trop d’égo pour faire partie d’un groupe…
En tout cas, sur scène, vous vous entourez toujours de musiciens. C’était la volonté depuis le départ?
Je le voulais absolument, parce que ça apporte tellement d’énergie à un concert. Je comprends que des artistes soient tout seul sur scène mais je trouve ça trop dommage. Les musiciens procurent plus d’émotions. Je suis consciente que ça a un certain coût mais quand tu as le choix, je trouve que ça rend un concert plus vivant. Depuis le début, je fais appel à des musiciens et je l’impose comme une condition. Si on me dit que cette formule coûte trop cher, alors je refuse de me produire car on ne peut pas retirer les musiciens.
Vous avez récemment signé deux featurings: l’un avec Superbus pour revisiter leur tube Butterfly, de 2006, l’autre avec Lorie pour une nouvelle version de son hit culte Toute Seule. On est plutôt loin de vos premières influences. Comment ces collaborations se sont-elles concrétisées?
Je ne les écoutais pas tellement quand j’étais plus jeune. Ces featurings sont surtout nés de belles rencontres humaines, je me suis laissée attendrir ! C’était marrant à faire. Quand je m’entends bien avec les gens, que l’ambiance est sympa et qu’il se passe quelque chose de chouette, je dis oui. Je suis contente de ces collaborations, même si ce n’est pas ce que je fais habituellement. Il faut arrêter d’être trop sérieux et vouloir tout contrôler. Ce n’est pas grave si les gens ne comprennent pas ces duos. Ce sont des filles super cools et sympas, alors j’ai foncé.
Rori
On nous fait culpabiliser de chaque chose qu’on fait.
On a l’impression d’être soit des êtres ignobles, soit des êtres supérieurs
parce qu’on a posté une story qui parle du génocide en Palestine.
Dans Vérité, vous évoquez en toile de fond l’éco-anxiété et abordez le climat actuel. Vous parlez du monde qui brûle et que vous n’arrivez pas à y faire face. C’est difficile de réussir à se projeter aujourd’hui?
Qu’est-ce qu’on fait face à tout ça ? Est-ce qu’on se prend tout dans la figure, on reste enfermés dans notre chambre à déprimer? Ou alors, est-ce qu’on décide de fermer un peu les yeux? Est-ce que ça fait de moi une mauvaise personne? Je crois qu’il ne faut pas se poser la question comme ça. Parfois, c’est aussi un instinct de survie, parce que sinon, parfois, on n’y arrive pas. Aujourd’hui, tout ce qu’on fait est jugé comme étant bien ou mal. Moi, je ne sais pas trop. J’essaie juste de me lever le matin, de faire ce que j’ai à faire, d’être reconnaissante. Mais cette question de culpabilité revient souvent. Je crois que cela participe au grand malaise de ma génération. On nous fait culpabiliser de chaque chose qu’on fait. Ça nous déprime. On a l’impression d’être soit des êtres ignobles, soit des êtres supérieurs parce qu’on a posté une story qui parle du génocide en Palestine. C’est le paradoxe de cette vie. Tu fais une publication Instagram, on te décerne la légion d’honneur. Et si tu ne le fais pas, on te considère comme complice. C’est compliqué de trouver sa place dans tout ça.
Quand on est artiste, la responsabilité est d’autant plus grande?
Je choisis de suivre mes valeurs et ce que je pense. Je suis juste une meuf qui chante. Je ne suis pas là pour faire la morale aux gens. Je crois que c’est nécessaire aussi de démystifier la place qu’on donne à un artiste, il faut peut-être arrêter de leur donner autant d’importance. Parce qu’il y a des gens très bien mais aussi des enfoirés. On a tendance à tout de suite les mettre sur un piédestal en se disant que ce sont des gens super mais non, ils font aussi des conneries et des mauvaises choses. Moi, j’essaie juste d’être moi. Je veux surtout faire de la musique.
Dans le titre Miroir, vous demandez “dis-moi qui est la plus belle”, vous expliquez vouloir être celle qui fascine, celle pour qui tout est facile. C’est plutôt une critique ou une confession? Est-ce que vous avez le sentiment d’être dans une quête constante de validation?
Cette chanson est une satire de notre société. On veut tous être validé. Les paradoxes sont de plus en plus forts dans notre société. On veut tous atteindre le même objectif : être célébré, regardé, aimé. On est prêt à tout pour l’avoir, que ce soit choquer les gens, faire réfléchir… tout se mélange. Et au final, le but, c’est d’être suivi par des millions de personnes, faire des placements de produits et être millionnaire.
Jalousie peut être vu comme un prolongement de Miroir. Là aussi, vous dénoncez cette tendance que l’on a à tous se comparer, un phénomène amplifié par les réseaux sociaux. Quelle est votre relation avec ces derniers?
Les réseaux sociaux, je trouve ça horrible. Plus le temps passe, moins j’arrive à y voir des côtés positifs. C’est un endroit où on ne se parle plus, où tout le monde devient lisse, où les personnalités disparaissent. Cela fausse plein de choses. Je n’aime pas ça et, d’ailleurs, je le dis dès que je dois faire du contenu pour promouvoir ma musique. J’ai décidé de ne pas accepter que cette obligation-là devait résumer qui j’étais. J’ai un côté un peu nostalgique de la période pré-réseaux sociaux. Je dois quand même y être active pour mon métier mais j’essaie de le faire à ma manière où je dis que je n’aime pas le faire.
Cette attitude désinvolte peut aussi être vue comme une stratégie en soi pour se démarquer.
Oui, c’est ça qui est horrible ! Tout devient marketing. Tout ce qu’on fait, on dit que c’est une DA. Alors que non, c’est juste moi. J’ai l’impression que maintenant, tout le monde se dit qu’il ne peut plus rien y avoir de sincère, que tout est construit pour vendre quelque chose. C’est un peu triste mais c’est comme ça.
Dans vos communications officielles, vous avez une image très travaillée, des clips très léchés. Vous vous impliquez aussi dans cette partie-là?
C’est génial de réussir à donner vie aux images que j’ai dans la tête. Comme avec la musique, tu pars de rien et tu construis quelque chose. J’ai rencontré plein de gens passionnés par ce qu’ils font. On parle beaucoup des films qu’on regarde, je découvre plein de nouvelles références. Il y a un vrai échange. Pour moi, c’est important de suivre toutes les étapes, parce que c’est ma tête qui va apparaître dans les photos et les vidéos, alors autant savoir ce qui va se passer !
Dans le clip et la cover de Jalousie, on vous découvre recouverte de sang. Sur d’autres photos, vous apparaissez le nez cassé et la joue balafrée. Comme dans les paroles, vous refusez de lisser les choses?
Si c’est violent, c’est violent. Je ne veux pas le masquer ou le faire comprendre d’une manière subtile. J’aime bien être premier degré face à ça, être frontale. Si je me fais casser la gueule, je veux qu’on voit le sang. Dans Jalousie, mon inspiration c’est l’animé japonais Perfect Blue où une fille perd la tête parce qu’elle est jalouse d’une “idol”, une chanteuse. Je trouve que ça illustre bien le propos. Je ne veux pas gommer cet aspect. Ce n’est pas parce que je fais de la pop que ça doit être plus joli ou présentable. Je ne suis pas comme ça.
RORI
Miroir
Parlophone/Warner Music France
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Superbus & RORI - Butterfly (Clip Officiel)