Les labels de musique classique en 2025
La qualité avant tout!
Le disque de musique classique vacille, fragilisé par la dématérialisation et une économie du streaming peu favorable aux répertoires de niche. En Fédération Wallonie-Bruxelles, les labels redoublent d’agilité pour continuer à produire et diffuser intelligemment. Larsen est allé à leur rencontre.
Un modèle à bout de souffle?
En Fédération Wallonie-Bruxelles, ce sont quelques structures, certaines modestes, d’autres plus établies, qui font vivre l’enregistrement de la musique classique. Rachetés, consolidés, adossés à des institutions ou portés par une conviction quasi artisanale, ces labels cultivent leurs différences mais partagent une même volonté : celle de donner à entendre des projets exigeants et souvent uniques.
Bertrand de Wouters – Pavane
Chaque sortie doit être une réelle plus-value
pour le marché, les auditeurs et le mélomane.
Tous s’accordent sur un constat : le modèle traditionnel de production/distribution s’essouffle. Le disque ne se vend plus comme avant, le streaming rapporte peu et l’écoute en ligne favorise des formats courts, calibrés pour des algorithmes souvent aveugles à la musique classique. Dans ce contexte de crise structurelle, les labels de la FWB font preuve d’une résilience remarquable, portée par la passion, l’exigence artistique et une profonde capacité d’adaptation.
Des labels aux profils variés, un même engagement
Du leader consolidé Outhere au label à forte identité sonore Ramée, en passant par les vétérans Cypres, les structures rencontrées revendiquent toutes une ligne artistique claire et une approche sur mesure. Tous partagent les mêmes valeurs : attachement à l’objet disque, volonté de proposer des projets singuliers et énergie consacrée à un catalogue qui a du sens.
Charles Adriaenssen fonde Outhere en 2004 et bâtit au fur et à mesure un acteur majeur du secteur. D’abord distributeur, il rachète également des labels de Belgique, et d’ailleurs, comme Fuga Libera, Alpha ou Ricercar pour ne citer qu’eux. Structuré en un ensemble cohérent, exigeant et tourné vers la qualité sonore et éditoriale, son fondateur nous affirme qu’il a « la faiblesse de croire que les produits de qualité vont survivre ». S’il semble convaincu, qu’aujourd’hui, faire ce métier pourrait relever d’une douce folie, il n’en reste pas moins lui aussi un passionné désireux d’aventure.
Le label Cypres est quant à lui né il y a une trentaine d’années. Il a été repris en 2005 par Cédric Hustinx. Il défend notamment la création et les jeunes interprètes belges. Indépendant, le label compte deux personnes travaillant à faire marcher les affaires et a légué sa distribution à Outhere en 2017. Pour son dirigeant, il faut faire un certain deuil et se rendre compte « que nous n’avons jamais autant produit alors que, pourtant, le secteur reste en crise ».
Fondé en 1971, Musique en Wallonie s’est donné pour mission de valoriser, par le disque et à l’international, le patrimoine musical et les compositeur·rices de la Fédération Wallonie-Bruxelles. ASBL basée à l’Université de Liège, la structure repose sur l’engagement bénévole de ses administrateurs (souvent chercheurs ou musicologues), tous porteurs de projets, et n’engage qu’une seule personne à 80% pour gérer tout l’aspect administratif.
Ramée, créé par le musicien et ingénieur du son Rainer Arndt au début du 21e siècle, affiche une identité sonore forte, liée au rôle central de son fondateur, ainsi qu’une approche esthétique exigeante, au service d’un répertoire souvent méconnu. Le label qui était indépendant et dirigé par une seule personne a été revendu à Outhere en 2010, un geste que Rainer Arndt juge salvateur.
Autre exemple de longévité, Pavane, créé en 1978, est lié à la Boîte à Musique (un disquaire bruxellois et aussi structure de distribution) et c’est également une histoire familiale à l’ancrage bruxellois fort. Bertrand de Wouters a repris les deux structures ensemble à la fin des années 80. Le directeur de cette entité juge importante l’idée de se démarquer avec du répertoire inhabituel.
Tous ces labels partagent un même désir de rigueur éditoriale, une certaine fidélité à leurs artistes et une foi dans le pouvoir de “l’objet disque” à structurer un projet artistique.
Une économie fragilisée
La fragilité économique du marché du disque n’est pas nouvelle. En 2004 déjà, le disque se trouve dans une période incertaine, devant se réinventer face au téléchargement illégal. Depuis, le numérique a continué de s’imposer à l’auditeur. Si la passion guide les choix, l’économie reste un facteur déterminant. Tous les labels rencontrés le soulignent : produire un disque aujourd’hui coûte cher et les ventes seules ne suffisent plus à couvrir les frais. Plusieurs possibilités existent alors : les co-productions (artistes ou institutions amènent une partie du financement), le mécénat privé, le crowdfunding ou encore les aides à l’enregistrement de la FWB. Du point de vue de l’enregistrement, les labels oscillent entre projets pensés “ensemble” avant le passage en studio et l’obtention de masters d’enregistrements déjà réalisés.
Chez Ramée ou Cypres, le nombre de sorties est limité volontairement à une dizaine par an pour garantir la qualité et la cohérence du catalogue. Avec à ce jour un catalogue riche de 280 disques, Cypres continue à produire jusqu’à 12 projets par an dont 4 à 5 souvent bénéficiant d’une subvention pour les frais d’enregistrement. Cédric Hustinx explique qu’il serait plus sage de rester en-dessous de dix albums par année et précise « moins tu sors de disques, mieux tu te portes » : une manière réaliste de mettre en lumière le dur marché du disque indépendant. Leur catalogue continue néanmoins à se remplir. S’il y a vingt ans, 100% des disques étaient des productions purement Cypres, réfléchies dès les prémices du projet, le label réalise qu’il est l’heure de désapprendre ce modèle. Cédric Hustinx admet que, malgré les limites financières et temporelles d’une équipe restreinte, il adore son travail.
La tendance à la concentration se précise ces dernières années. On rachète des labels, on s’unit pour avoir plus de volume et espérer ainsi pouvoir équilibrer les choses. Outhere par exemple, – qui possède de nombreux labels et qui en distribue également beaucoup d’autres, comme Musique en Wallonie ou Cypres – a aussi la force de posséder un “back catalogue” qui assure une certaine stabilité financière. La question des financements est aussi importante partout, comme le précise Charles Adriaenssen : « Si on ne bénéficiait pas de certains financements publics, on devrait drastiquement réduire le nombre de productions ou se contenter de ce que nous recevons tout fait, ce qui nuirait à la qualité ». En France, où Outhere est aussi présent, les problématiques sont comparables : les labels indépendants de musique classique doivent également composer avec un marché contraignant, avec un accès restreint aux playlists de streaming et un besoin permanent de financements croisés.
Si le disque reste une véritable carte de visite, une aide à se faire remarquer par les programmateur·rices de salles, il est aussi un vrai engagement financier, les disques n’étant plus à 100% financés par les labels. « Ce n’est pas le disque qui enrichit l’artiste », rappelle Bertrand de Wouters (Pavane). Mais, il peut faire office de carte de visite, de tremplin vers une carrière internationale ou d’objet de légitimation artistique. Les compositeur·rices nous disent : « L’enregistrement permet d’exister ». De cette manière, il n’est donc pas rare que les artistes frappent aux portes des labels avec leurs propres enregistrements. Ils sont aussi nombreux à penser à l’autoproduction. Ainsi, dans le classique et ailleurs, certains enregistrent et sortent leurs disques eux-mêmes, créant un label ou diffusant via d’autres petites structures.
Streaming : la modification profonde des habitudes d’écoutes
Tous les interlocuteurs partagent le même constat : le streaming ne permet pas à lui seul de faire vivre un label. Charles Adriaenssen résume : « Il faut grosso modo mille streams pour que le producteur touche l’équivalent d’un seul CD vendu ». Avec près de 150.000 titres mis en ligne chaque jour, les répertoires de niche sont mal servis par les plateformes, dominées par les logiques algorithmiques. Les labels doivent investir du temps et des ressources pour faire entrer leurs titres dans les playlists créées par les applications de streaming. Tous n’en ont pas les moyens. Du point de vue du streaming, toutes les plateformes ne logent pas la musique classique à la même enseigne et certains de nos interlocuteurs disent préférer des plateformes moins grand public comme Qobuz ou Tidal.
Le constat est sans appel : les modes de consommation ont changé et ce, dans tout le secteur musical, tous genres confondus. Le streaming s’est imposé et, avec lui, également le mode de diffusion. De nombreux labels, de taille modeste souvent, préfèrent aujourd’hui la simple sortie numérique. Et dans une mer de données, il est très compliqué de se démarquer : « On est passé de la qualité à la quantité », regrette Charles Adriaenssen. Sur les plateformes, la longueur des musiques se raccourcit, espérant peut-être de plus nombreuses écoutes. Les plages trop longues sont souvent moins propices à l’écoute et elles sont donc quelques fois repensées différemment, même si on note aussi une réminiscence des longues plages dans d’autres secteurs.
Le label Ramée a expérimenté les sorties uniquement digitales mais les disquaires réclament du physique. Le basculement complet vers le numérique, pourtant annoncé depuis vingt ans, semble toujours inachevé. À cela, Rainer Arndt (Ramée) nous dit « peut-être que ce switch ne sera jamais fait », se questionnant sur l’hybridation du marché de la musique.
Tous les labels rencontrés sont unanimes : depuis la période du Covid, les habitudes de consommation ont changé. Ces modifications, qu’on aurait pu penser passagères, se sont inscrites dans la durée. Le concept même du disque se perd. Face au streaming, les livrets deviennent secondaires, tout comme l’ordre ainsi que la durée des morceaux ou la continuité d’un album qui devient elle facultative pour les oreilles de nombreux auditeurs.
Le disque, entre survivance et légitimité artistique
Pourquoi continuer à enregistrer ? Robert Coheur, directeur de la programmation musicale de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, nous explique que le disque s’inscrit toujours dans une logique de diffusion, visibilité et valorisation du répertoire. Parmi ses répertoires, la longue « tradition du répertoire franco-belge fait partie de l’ADN de l’orchestre », nous rappelle Robert Coheur. L’enregistrement est, lui aussi, une partie de l’activité de l’orchestre, qui ne vise pas nécessairement la rentabilité mais qui a conscience que ses enregistrements permettent une diffusion de son travail en Belgique et à l’étranger, le positionnant ainsi comme un « ambassadeur culturel ». Les projets se font aussi au fil des opportunités et sont souvent des envies du directeur musical ou d’un chef invité ; d’autres fois, ils font suite à la sollicitation de différents labels pour des projets définis. Cette variété de collaborations procure une sensation de liberté à cet ensemble. Le travail s’inscrit aussi dans un soutien à la création et la défense d’un patrimoine, pour lequel l’ensemble sort au moins un disque par saison. L’orchestre dispose également de sa propre salle qui se transforme alors en studio d’enregistrement. À côté des enregistrements de musique classique, l’orchestre travaille sur d’autres projets en plus de ses concerts, comme l’enregistrement de musiques de film qui est pour lui une « meilleure source de revenus ».
Le disque reste donc un objet de référence. Les ventes physiques existent toujours, souvent faibles mais régulières. La Boîte à Musique, par exemple, explique que les affaires sont dures mais qu’un public est toujours présent. La “boîte” réalise néanmoins entre 25 et 30% de ses ventes via son site, inauguré peu avant la période Covid. Tous les labels soulignent veiller à l’excellence de leurs livrets, de leurs pochettes, de leur production sonore : « Le disque, ce n’est pas que le son. C’est aussi l’image, le texte, le support », insiste Rainer Arndt. Pour Musique en Wallonie, Christophe Pirenne évoque aussi une possible transition vers le tout-digital pour la collection dédiée à la restauration d’enregistrements historiques de grandes figures belges. Car le marché des « vieilles voix et des vieux enregistrements est assez limité ».
Pour l’ensemble des intervenants, l’objet du disque continue à légitimer un projet dans la conscience collective. Pour le compositeur ou l’interprète, il est un but en soi : celui de garder une trace, d’exister à travers l’enregistrement. Pour ce qui est de leur carrière, il est aussi un accélérateur quand il tombe dans les bonnes mains.
L’invention comme fer de lance
Face aux mutations du secteur, les labels tentent d’innover. Certains testent des sorties de singles courts, espérant intégrer des playlists à forte audience. Mais cette stratégie a ses limites car « même si on faisait de la musique “streamable”, on entrerait dans une course à l’abîme avec des concurrents qui utilisent l’intelligence artificielle », résume Charles Adriaenssen. Les réseaux sociaux sont aussi devenus indispensables. Les artistes doivent avoir une certaine « appétence pour la communication » et les labels les accompagnent souvent de ce côté.
Les labels pensent aussi de nouvelles collections et s’ouvrent à d’autres aspects de la musique classique, plus traditionnelle, populaire ou folklorique, parfois néoclassique. Tous parlent de collaboration durable et d’un travail de fond avec les artistes.
Une niche précieuse mais vulnérable
Malgré la fragilité du secteur, les labels rencontrés font preuve d’optimisme lucide. Produire un disque ne garantit plus de ventes mais constitue toujours un rite de passage essentiel pour les artistes. Dans cette optique, ils continuent à produire, à diffuser et à transmettre. Le monde de la musique classique s’illustre par un public peut être dit « de niche et vieillissant » mais qui ne cesse de se renouveler.
Dans un écosystème dominé par les volumes et les algorithmes, les labels doivent réinventer leur métier pour faire vivre une diversité musicale essentielle et le rendre plus transversal. Leur avenir dépendra de notre capacité collective à soutenir, à reconnaître et à écouter ce qu’ils ont à dire. « Depuis vingt ans, c’est la prudence », confie Cédric Hustinx, qui préfère ne plus anticiper l’évolution du marché à long terme. Les labels nous confirment tous la dureté des affaires. Du côté d’Outhere, son fondateur le clame, « nous avons décidé de rester fidèles à notre exigence de qualité »