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par le Conseil de la Musique

De la puce à l’oreille

De nouveaux outils grâce à l’IA?

Louise Hermant

Suffira-t-il bientôt d’appuyer simplement sur un bouton pour mixer et masteriser un titre et obtenir un rendu optimal? Pas tout à fait. Avec l’essor de l’IA, le métier d’ingénieur son se réinvente mais ne disparaît pas.

Une petite boucle de 15 secondes à étendre, des progressions d’accords à trouver, des presets et des samples à générer… Pour produire des chansons, il lui arrive régulièrement de s’appuyer sur des programmes basés sur de l’intelligence artificielle. Loin de le cacher, il revendique pleinement cette démarche. Le producteur, DJ et artiste solo Jay Dunham fait appel à ces outils pour puiser de l’inspiration et ouvrir de nouvelles perspectives artistiques, tout en gardant pleinement le contrôle sur la direction. Sur ses réseaux sociaux, il partage d’ailleurs ses conseils pour tirer le meilleur parti de ces technologies.

Pour le producteur de musiques électroniques, l’IA s’avère utile et intéressante pour nourrir la phase créative d’un morceau. En revanche, elle montre encore ses limites sur les étapes finales du processus qui façonnent pourtant fortement la couleur du morceau. Jay Dunham estime les technologies pas suffisamment abouties pour gérer le mix, qui consiste à traiter et équilibrer les sons, et le mastering, qui optimise le rendu final pour une diffusion sur tous les canaux. « Le mix, c’est un processus très complexe », assure-t-il.

Roca Roca
Je préfère après aller voir un pro,
avoir un échange et l’expérience de quelqu’un.

Le DJ explique utiliser certains plugins avec de l’IA pour l’aider à nettoyer un kick ou booster une voix quand il s’occupe lui-même du mixage. Mais s’il veut un rendu le plus propre possible, il va avoir tendance à se diriger par la suite vers un ingénieur du son. Pour le mastering, il se montre plus catégorique sur les plateformes qui proposent du mastering automatisé : « Je ne le conseillerais même pas à mes élèves à qui je donne des cours de production. Je trouve que ça gâche le son ».

Romain Boonen, ingénieur du son et fondateur d’Empowork Culture, partage globalement cette vision. Il tient à souligner, tout d’abord, que même si on parle beaucoup d’IA ces derniers mois, les plugins intégrant de l’IA et du machine learning utilisés dans le mixage ne sont pas tout récents. Il y a une quinzaine d’années, des premiers outils de ce genre ont débarqué sur le marché pour assister le mixage, comme iZotope RX qui permet de récupérer des sons avec de gros problèmes techniques et nettoyer les bruits de fond, ou Soothe, l’un des premiers outils à avoir proposé du traitement de manière automatique en laissant un maximum de contrôle à l’utilisateur. « Ça a vraiment tout changé », assure-t-il.

Une assistance technique

Au début de sa carrière, il se rappelle avoir constamment été freiné par des limites techniques. « Je devais toujours trouver des solutions, des alternatives à ce que j’avais en tête pour les contourner. Ça me faisait galérer à chaque session. » Aujourd’hui, avec les plugins assistés par IA, la dimension technique de son travail se trouve largement simplifiée. Il les utilise au quotidien pour résoudre des problèmes en quelques secondes. « Ça me permet de récupérer plus de temps pour faire des choix artistiques, qui peuvent, dès lors, être plus engagés et audacieux. Je peux pousser le curseur plus loin parce que je ne dois plus passer tout mon temps sur les problèmes techniques. »

Un gain de temps précieux, d’autant plus nécessaire dans un contexte où l’accès à l’enregistrement et à la production s’est largement démocratisé. « Il y a de plus en plus de gens qui apprennent sur le tas. Ce qui peut entraîner certaines difficultés, comme la gestion de la résonance dans les sons individuels par exemple. Cela est dépendant des conditions d’enregistrement, des connaissances techniques, du matériel utilisé… Il faut alors retravailler les sons pour les rendre techniquement aboutis. » Romain Boonen reste néanmoins prudent face à l’usage de ces outils par des oreilles peu entraînées. « Tu peux vite te retrouver à faire n’importe quoi », prévient l’ingénieur du son qui travaille “in the box”, où tout passe par l’ordinateur. Même si ces plugins intègrent des assistants virtuels conçus pour guider l’utilisateur dans le mix, il reste essentiel d’avoir un minimum de connaissances techniques, au risque de dégrader la qualité sonore du projet.

Du mastering en un seul clic

Les outils IA pour le mastering, sont, eux, plus facile d’accès. Contrairement au mixage, où l’ingénieur du son intervient sur chaque piste individuellement, le mastering s’applique à un fichier stéréo final dans lequel toutes les pistes sont déjà fusionnées. Cette différence rend le processus de mastering plus simple à automatiser. Il existe plusieurs plateformes en ligne ou logiciels, comme LANDR, qui offrent des solutions rapides de mastering. Les services de distribution numérique comme DistroKid ou TuneCore incluent également cette option. Il suffit d’y importer son morceau pour obtenir une version masterisée, parfois pour quelques euros.

L’artiste Roca Roca, elle, passe de temps en temps par le site eMastered pour ses live sessions. « C’est intéressant parce qu’il te demande de mettre des références. Donc par exemple si j’ai fait une chanson pop, je peux demander qu’elle sonne comme un titre de 
Madonna », explique-t-elle. Ingénieure du son de formation, elle a bossé avec Angèle, Lous and the Yakuza ou encore Tamino. Elle retravaille presque systématiquement le résultat fourni par eMastered : elle ajuste la compression, élargit le mix, corrige les médiums… « Je suis un peu maniaque. Je ne suis jamais 100% satisfaite de ce que j’ai sorti de l’IA. Néanmoins, le résultat peut sonner pro si on n’est pas trop exigeant. » Roca Roca est en train de bosser sur son deuxième EP, prévu pour début 2026. Cette fois, pas question de faire appel à l’IA. « Je préfère après aller voir un pro, avoir un échange et l’expérience de quelqu’un. »

Remy Lebbos, ingénieur mastering et fondateur du Rare Sound Studio, n’utilise pas d’IA dans son travail, puisqu’il travaille en analogique. Il comprend cependant que des talents émergents se tournent parfois vers cette solution-là. « Si un artiste n’a pas de budget ni des attentes énormes et veut surtout sortir son morceau, je ne vois pas le problème d’utiliser une IA pour emballer une chanson et la publier. Même si je lui conseillerais plutôt de juste augmenter le volume du morceau pour ne pas risquer de l’abîmer. »

Vers une production homogène?

Selon lui, l’usage massif de ces outils en ligne n’est pas sans risque. « Si tout le monde applique la même recette avec la même cible, on va se retrouver avec une production musicale très homogène, assure-t-il. 
On va supprimer ce qui peut faire la singularité de chaque projet. » À force de se caler sur des standards dictés par des algorithmes, les artistes pourraient finir par ne plus s’écouter et perdre la connexion avec ce qu’est vraiment la création. « Il ne faut pas que ça donne l’impression aux artistes qu’il existe une bonne manière de finaliser et présenter la musique aux auditeurs. Dans l’art, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises décisions. Tout doit rester permis. »

Même si ces technologies évoluent très vite, Remy Lebbos reste convaincu qu’il existera toujours de la place pour la production humaine, l’échange et le partage. Il n’a d’ailleurs jamais eu autant de demandes de la part de jeunes artistes qu’aujourd’hui. « Je crois que tout ce qui se passe avec les IA c’est l’occasion d’être plus humain qu’avant, d’encore plus faire la différence dans ce qui me distingue. » Pour Romain Boonen, les évolutions liées à l’IA s’apprêtent sans aucun doute à bouleverser son métier, sans pour autant le rendre obsolète. « Il y aura toujours un intérêt à ce que des humains travaillent ensemble pour faire de l’art. Par contre, le champ des possibles va de plus en plus s’ouvrir pour les artistes. Ils vont pouvoir faire plus de choses eux-mêmes, que ce soit pour des questions de processus créatif ou de budget. Je crois qu’il y a là quelque chose d’appréciable car ça permettra à plus d’artistes de pouvoir aller au bout de leurs idées. »