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par le Conseil de la Musique

Bruxelles, une ville sous occupation temporaire

Julien Winkel

See U, Studio CityGate, Grand Hospice… Depuis quelques années, Bruxelles voit se développer des projets d’occupation temporaire. Si ces lieux en friche ont quelques opportunités à offrir au monde de la musique, ils soulignent aussi sa fragilité. Tout en charriant des enjeux bien plus larges, à l’échelle d’une ville, d’une capitale.

Le Grand Hospice, en attente de travaux importants par le CPAS de Bruxelles: une occupation à forte orientation sociale et culturelle.

Anderlecht, du côté de Cureghem, un matin de mars. Dans l’immense cours intérieure du Studio CityGate, un camion se fraye un chemin jusqu’à un quai de débarquement. S’il n’y a pas grand monde en ce froid début de journée, à part un homme faisant jouer son chien sur les pistes du skate-park installé dans un coin de la cour, Samuel Gigot scrute tout de même la scène avec attention. « Un accident est vite arrivé », lâche-t-il alors que quelques individus entreprennent de vider le poids lourd de son contenu. Demain soir, une soirée “Unfaced”, messe électro organisée par Jacidorex, le producteur d’acid techno, a lieu ici et les organisateurs ont amené le matériel nécessaire pour faire danser les 1.200 personnes que peut contenir l’espace qu’ils ont loué.

Voilà près de six ans que Studio CityGate a ouvert ses portes. Situé dans les bâtiments d’une ancienne usine pharmaceutique, le projet et ses 22.000 m² abritent des ateliers d’artistes, d’artisans, un bar, un skate-park, une salle d’escalade, une micro-brasserie et “Unfaced”. Le site a également accueilli le festival Couleur Café en 2021. Surtout, Studio CityGate est un projet d’occupation temporaire, un concept qui a fait tache d’huile depuis quelques années à Bruxelles. À chaque fois, le principe est le même : un propriétaire foncier possède des espaces qu’il souhaite rénover ou reconvertir. Ce type d’opération prenant parfois plusieurs années, il décide de les mettre temporairement à disposition d’occupants, le temps que le dossier avance. Fille du monde du squat, longtemps cantonnée au domaine du logement, l’occupation temporaire est aujourd’hui surtout connue pour avoir enfanté de grands projets mixant les usages – économiques, culturels, etc. – et dont les noms sont devenus familiers aux oreilles des Bruxellois·es : Studio CityGate, See U, Grand Hospice, Reset… Souvent, les occupants de ces lieux temporaires “nouvelle sauce” sont de petits artisans, des créateurs, des porteurs de projets mais aussi des acteurs émargeant au secteur de la culture et de la musique.

Dans le cas de Studio CityGate, c’est citydev.brussels, le bras armé de la Région de Bruxelles-Capitale dès lors qu’il s’agit de réaliser des projets immobiliers alliant logement et activités de production, qui est le propriétaire des lieux. Pour gérer le site et les relations avec les occupants, la société a fait appel à Entrakt, un opérateur qui se présente comme “activateur d’immeubles vides”, pour lequel travaille Samuel Gigot. Suivant la hausse du nombre d’occupations temporaires dans la capitale, ce genre d’acteur a également fait son apparition. Entrakt, pali pali, Arty Farty : ils sont quelques-uns aujourd’hui à se partager la gestion des projets les plus en vue. Il faut dire qu’à Bruxelles, les perspectives semblent infinies : si tous ne se prêtent pas à une occupation temporaire, plusieurs millions de mètres carrés sont aujourd’hui vacants, dont 978.924 m² rien que pour les bureaux…

Que du bonus ?

« Le prix du loyer. » Assis dans son bureau situé au premier étage du Grand Hospice, Sébastien Deprez n’hésite pas lorsqu’on lui demande ce qui l’a poussé, en compagnie de son collègue Julien Gathy, à s’installer au centre de Bruxelles dans ce bâtiment du début du 19e siècle en occupation temporaire. À la tête de Magma, un collectif combinant label, organisation d’events, agence de management et de communication pour artistes, les deux hommes étaient déjà passés par le See U avant que celui-ci ne ferme presque totalement ses portes à l’été 2022.

Malgré cette première expérience de déménagement forcé, malgré le fait qu’il ait fallu remettre à neuf les bureaux, évacuer de vieux rideaux peu ragoûtants et subir tout l’hiver le froid filtrant au travers de vieux châssis rafistolés, Julien et Sébastien ont donc rempilé pour une occupation temporaire. Pour une raison simple, donc : « Tout est présent à Bruxelles actuellement : la scène, le public, l’engouement. Il ne manque que des lieux à prix abordables… », regrette Sébastien Deprez.

Dans ce contexte, les occupations temporaires et leurs prix attractifs peuvent constituer une solution. Et pas que pour des bureaux. Les salles de soirées, concerts ou répétitions sont aussi concernées. Du côté de Studio CityGate, en plus des soirées « très électro » hébergées sur le site, on retrouve aussi Volta, une structure qui y organise des concerts et héberge des groupes en résidence dans un espace de 2.000 m². « Si tu regardes sur le marché locatif traditionnel, c’est de 90 à 130 euros le m², ce qui serait très difficile pour nous. Ici, les prix se situent entre 3 et 10 euros le m². Cela nous permet de rester low budget et de ne pas demander trop d’argent au public ou aux groupes », explique Arne Huysmans, directeur général et artistique de Volta.

L’occupation temporaire constituerait-elle donc une aubaine pour la scène musicale bruxelloise ? On pourrait être tenté de le croire, d’autant plus que les avantages de la formule ne semblent pas s’arrêter là. La configuration souvent particulière des lieux d’occupation temporaire permet aux porteurs de projet de « rêver et de faire des choses que tu ne pourrais pas faire autrement », continue Arne Huysmans. Certains d’entre eux, situés dans des quartiers peu habités, à l’image de Reset, pourraient également « constituer de chouettes solutions alternatives aux établissements pérennes qui souffrent », comme le célèbre Fuse, contraint de déménager suite aux plaintes d’un riverain pour nuisances sonores, explique Dorian Meeùs, en charge de l’animation de Reset pour Arty Farty.

Cerise sur le gâteau : les occupations temporaires seraient aussi idéales pour « tester une activité et la développer », argumente Didier Ledocte, coordinateur de la “Cellule occupation temporaire” chez citydev.brussels. Cette cellule est notamment en charge d’un “Guichet occupation temporaire” permettant d’informer et d’accompagner chaque propriétaire de bâtiment ou porteur de projet d’occupation, signe que les pouvoirs publics bruxellois y croient.

Tout est donc bien qui finit bien ? Pas forcément. Car si de l’avis même d’Arne Huysmans, le passage par la case occupation temporaire a permis à Volta de se développer, le saut vers un lieu plus pérenne semble assez compliqué. « Si nous devions louer des locaux aux prix “commerciaux”, nous devrions demander plus d’argent aux groupes, au public », explique-t-il. Conséquence : l’avenir de Volta risque de se situer pour quelques temps encore dans le secteur de l’occupation temporaire. La structure devra d’ailleurs bientôt déménager puisque Studio CityGate devrait fermer ses portes d’ici un an ou deux, d’après Didier Ledocte. Un comble alors que Volta est devenu une référence à Bruxelles. « Beaucoup de porteurs de projets passent en fait d’une occupation temporaire à une autre. On leur propose une insertion très précaire dans la ville, déplore Mathieu Van Criekingen, professeur de géographie et d’études urbaines à l’Université libre de Bruxelles (ULB). On ne peut pas demander à des structures de développer la vie nocturne bruxelloise en changeant d’endroit tous les trois ans. Si on veut un développement d’une scène musicale, il faut des lieux pérennes. »

Quant au rêve de voir les occupations temporaires se substituer aux clubs en proie à des problèmes de voisinage, il se heurte à une réalité : aujourd’hui, les occupations temporaires sont devenues « un outil d’aménagement du territoire de plus en plus mobilisé dans le cadre de politiques de revitalisation urbaine », détaille le professeur de l’ULB. En d’autres mots, elles s’inscrivent dans une démarche de redéploiement de certains quartiers destinée à y faire venir des habitants, quand elles ne constituent tout simplement pas une étape intermédiaire avant la création de logements. Très vite, les problèmes de cohabitation entre lieux de fête et lieux de résidence refont donc surface. Du côté de chez Reset, si les conditions pour un clubbing actif étaient « idéales » il y a deux ans au démarrage du projet, l’arrivée imminente d’une trentaine de résidents dans un immeuble proche contraindra le projet à ranger les platines tout bientôt…

Deux écoles

Les enjeux autour des occupations temporaires ne s’arrêtent pas là. Car au fil des années, les grands projets de ce type ont parfois été suspectés d’être des vecteurs de gentrification des quartiers – souvent populaires – dans lesquels ils s’installaient. « C’est du marketing ur-bain, analyse Mathieu Van Criekingen. Les pouvoirs publics cher-chent à rendre attractifs des espaces où personne ne se rendrait si on n’y organisait pas d’activités. Cela aide à commercialiser ce qui vient après… » Une optique intéressante quand on prévoit, comme citydev.brussels et le gouvernement bruxellois, de « redynamiser la partie sud-ouest de Cureghem » et de créer “in fine”, sur le site de Studio CityGate, du commerce, du logement, des écoles, en plus de générer des activités économiques. Et dans ce processus, la culture et la musique joueraient un rôle important, selon l’universitaire. « Les concerts, les artistes, permettent de mettre ces lieux sur la carte mentale des gens. L’immobilier ne fait rêver personne. Par contre, organiser Couleur Café, cela attire du monde…»

Si pour Didier Ledocte, il s’agit d’un faux débat – « Une occupation temporaire est tellement courte qu’elle ne devrait pas avoir d’impact sur un quartier ou sur le prix du mètre carré », argumente-t-il –, il est cependant clair que le sujet des occupations temporaires peut donc se montrer plus clivant que ce que l’on pourrait penser au premier abord. Et ce jusque dans les structures choisies pour animer les projets. À côté d’opérateurs “commerciaux”, comme Entrakt, existent effectivement d’autres acteurs plus associatifs, plus militants. Une ligne qui influence la teneur des projets dont ils ont la charge. L’asbl Communa s’est notamment donné pour mission de favoriser « l’émergence de projets d’intérêt collectif » sur les sites d’occupation temporaire qu’elle gère. Le plus connu d’entre eux, le Tri Postal – situé près de la Gare du Midi et dont les bâtiments appartiennent à la SNCB – a ainsi accueilli des projets sociaux censés répondre aux besoins du quartier, en plus des traditionnels projets culturels, concerts et autres soirées. « Je ne veux plus entendre dire qu’on va redynamiser un quartier. On ne dynamise rien du tout, les quartiers dans lesquels on s’installe le sont déjà », souligne Guillaume Kidula, qui eut la charge du Tri Postal jusqu’à la fin du projet en avril 2022.

Dans cette optique, rien d’étonnant à ce que notre interlocuteur estime que les projets portés par Communa « se situent sur des planètes différentes » de ceux d’opérateurs plus commerciaux. « Ce n’est pas parce que ton projet joue avec l’imaginaire de la friche et qu’il est rempli de palettes qu’il est cool. Si tu vends tes bières à 5 euros et que tu n’es pas accessible au quartier, il y a un problème », enchaîne-t-il en mettant un autre sujet de discorde sur la table : l’accessibilité au quartier. En plus de gentrifier les alentours, certains projets d’occupation temporaire sont en effet accusés de constituer des camps retranchés de boboïtude au milieu de voisinages fragiles. Au Studio CityGate, Arne Huysmans décrit d’ailleurs un projet « littéralement et symboliquement portes fermées au quartier ». « Nous n’avons pas le temps de faire un travail de médiation et de relations avec le voisinage, je suis le premier à le regretter », admet Samuel Gigot.

Ici, le rôle des propriétaires des bâtiments semble donc primordial. C’est en effet eux qui peuvent impulser les grandes lignes des projets que les gestionnaires comme Entrakt ou pali pali devront ensuite animer. Pour le projet See U, la Société d’aménagement urbain (SAU, en charge des grands projets d’aménagement urbain sur l’ensemble du territoire bruxellois) a agi pour le compte de la Région de Bruxelles-Capitale, propriétaire des bâtiments. Et elle a mis les choses au clair dès le début, affirme Gilles Delforge, son directeur. « Nous avons dit à pali pali, le gestionnaire que nous avons choisi, qu’il s’agissait d’avoir une diversité d’activités : économiques, culturelles, mais aussi sociales », affirme-t-il en défendant « une troisième voie entre le commercial et l’associatif ».

Dans une ville comme Bruxelles où « il y a clairement une bataille », d’après Guillaume Kidula, autour de ce qu’il faut faire des occupations temporaires et du rôle qu’elles peuvent jouer, que ce soit pour la scène musicale ou à plus large échelle, il semble en effet temps d’opérer un choix…