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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Gand

Iedereen Bienvenu

Jean-Marc Panis

À l’évocation de Gand, une fois passées les images de cuberdons ou de waterzooi, et évacuée la vieille blague sur le compartiment où ranger ses mitaines (la fameuse boîte du même nom), on se retrouve la tête emplie d’icônes. Vooruit, 10 days Off, 2 many DJ’s… autant de jalons qui ont marqué au fer rouge l’histoire de la musique belge. Mais aujourd’hui, que reste-t-il de cet héritage, et surtout, que se passe-t-il dans la ‘petite grande’ ville de Flandre orientale ?

Gand, au temps de ses légendaires Gentse Feesten
Trouw en liefde

Fidélité et amour. Ce sont les mots qui signent le blason de Gand.

Ces substantifs lourds de sens, emmitouflés dans des circonvolutions de rubans, sous un  Lion des Flandres aux griffes, à la couronne et à la chaîne tout d’or recouverts, ne dépareilleraient pas tatoués sur l’avant bras d’un fier marin, ou d’un vieux rockeur.

Cinq cents ans après leur création, ces deux mots vont… comme un gand à la ville du même nom.

Ça sonne un peu fleur bleue, mais il suffit de se replonger dans les images, belles et foutraques des fêtes dégénérées de Belgica pour se rappeler qu’en Flandre, les sentiments sont toujours emballés de viande, et de vie.

Dans le film de Félix Van Groeningen (oui, l’homme qui nous a fait rire et surtout pleurer avec ses Merditudes des choses, Alabama Monroe et Beautiful boy), deux frères gantois lancent un café. Et comme on est à Gand, café veut dire lieu dans lequel sera jouée de la musique, en live. À l’image de cette ville qui, avec amour et fidélité accueille l’art, le film résumait un état d’esprit en même temps qu’un joyeux bordel.

II lest temps d’aller voir à Gand si la passion y est encore.
 

Wim Wabbes
- directeur artistique du Handelsbeurs -

Des amis parisiens m’ont récemment avoué que de leur avis, il se passait plus de choses ici, à Gand, qu’à Paris.
 

Patricia Vanneste en pyjama

C’est bien connu, on parle mieux des choses une fois qu’on s’en éloigne. Patricia Vanneste, après quatorze ans de très bons et loyaux services, à quitté Balthazar pour aller chercher l’inspiration dans la solitude et le grand nord. De retour avec un très dépaysant album, sorti sous le nom de Sohnarr, la voilà qui quitte le béguinage de Gand pour s’installer en rase campagne. Devenue programmatrice du festival de musique classique Festival Kortrijk, elle semble une candidate idéale pour parler de cette ville qui a toujours eu le cœur en place (à savoir à gauche).

« C’est fou qu’on en parle maintenant… j’y suis retournée ce matin même ! Et j’avoue que cette ville me manque. J’y ai vécu quinze ans. C’est sans doute la seule ville dans laquelle je voudrais vivre si un jour je décide de quitter la campagne. Il y a là une proportion parfaite de cafés et de restos pour mon équilibre. Un mix parfait entre petit et grand. Bruxelles étant trop grande et Courtrai trop petite (rires). Si je compare à Anvers, où le bruit est interdit après 22 heures… à Gand, on peut se lâcher ! Je pense que c’est le fruit d’une histoire dominée par le côté alternatif et socialiste de la ville. J’ai l’impression que chaque musique, mais aussi de manière plus large, chacun, a une place. Il y règne une grande ouverture d’esprit. Tu peux, littéralement te promener en pyjama sans qu’on ne se moque de toi ! »

An et Helmut

À entendre ses habitants, à Gand, on ne crée pas contre, on crée avec. Ce n’est pas An Pierlé qui dira le contraire. Après trente ans de carrière, celle qui jouait du piano électrique sur un ballon s’est vue offrir un titre qui sonne : compositrice officielle de la ville. C’était en 2013, mais elle n’a pas oublié cette expérience. « C’était génial. Ce titre est décerné en alternance entre musique et lettres. Un année c’est un poète, et l’autre c’est un musicien. Le précédent avait composé de la musique pour la rue commerçante ! (rires) Moi, j’ai créé un thème pour le carillon du beffroi. Puis il y a eu le concert d’inauguration du Schaapsdal, avec plein d’amis gantois… C’était magique. J’avais même invité Helmut Lotti, pour rendre la chose populaire. Il sait mener un public, on a fait un duo ensemble. »

Mais d’où vient cette espèce de bulle de création ? An Pierlé, qui connaît la ville par cœur, a sa petite idée : « La politique gantoise a un cœur pour les arts et a toujours cherché à trouver les moyens de les mettre en valeur… Pour moi, ça a été très important, car j’étais à un moment de ma vie où je cherchais à me renouveler, comme ça m’arrive tous les sept ans. »

Une si grande petite ville

Et comme elle ne manque pas de bonnes idées, An nous conseille de donner à un coup de fil à un monsieur, qui selon elle, a fait énormément pour la culture à Gand. Elle va jusqu’à nous donner son numéro de téléphone. Donc, après avoir œuvré comme directeur musical du Vooruit pendant 25 ans, Wim Wabbes est depuis 7 ans le directeur artistique d’une véritable institution gantoise : le Handelsbeurs. On l’appelle, il confirme : « Gand a toujours eu l’idée romantique de se voir en rebelle. Avec des visionnaires tels Jan Hoet, Thierry Demey ou Peter Vermeir. Ensemble, on cherchait une hybridation entre le jazz, le rock et les musiques plus contemporaines. Et ici, à Gand, je pense que c’est devenu une réalité, avec la mise en œuvre du concept d’avant-garde populaire… une expérience de diversité partagée, rendue possible grâce à l’accessibilité. » L’équation magique est lancée : pour que les gens s’intéressent, il faut leur donner l’accès. Wim Wabbes continue : « Pour inclure tout le monde, il faut des musicien·ne·s de talent, mais aussi des scènes ouvertes pour les accueillir, sans craindre d’essayer. Et puis des cafés, beaucoup de cafés. Ça tombe bien, on en a plein (rires). » Un dicton local précise que quand un gantois décide d’ouvrir un café, il installe la scène avant le bar. Une blague ? Pas si sûr, quand on voit le palmarès de la ville. Wabbes s’en réjouit et explique : « À Gand, un groupe peut faire tout son parcours, de l’anonymat au sommet, sans devoir quitter la ville. » Une petite ville qui a tout d’une grande ? Sans doute. C’est en tous cas l’avis de ce directeur artistique comblé : « Vous voulez une preuve ? Des amis parisiens m’ont récemment avoué que de leur avis, il se passait plus de choses ici, à Gand, qu’à Paris. » Si même les Parisiens le disent… 

Puzzle gantois

Retour chez An Pierlé, qui ajoute une pièce à ce puzzle gantois, décidément complexe, en  évoquant une institution : « Le Vooruit a toujours donné sa chance aux jeunes, Wim Wabbes proposait Oorsmeer, un programme pour enfants, puis il y a zo’nzo, qui gagne des prix pour spectacles pour enfants dans le monde entier, et aussi  Slumberland, auquel j’ai participé. Tous ces spectacles ont une chose en commun : ils ne prennent jamais les enfants pour des demeurés. »

On croit rêver : Gand serait-elle cette ville idyllique où les enfants sont élevés en musique, les artistes choyés et le public ouvert ? N’allons pas trop vite en besogne, mais la ville flamande, élue première ville végétarienne du monde, qui peut s’enorgueillir d’avoir été élue en 2009 "ville créative de musique" par l’Unesco, a de la ressource. Et ce ne sont pas les millions de visiteurs des Fêtes de Gand qui contrediront le lien entre la ville et le plaisir musical.

Et le tout, dans un climat bon enfant.
 

Charlotte Caluwaerts
- artiste musicienne -

Gand a une histoire très spéciale avec la musique, mais aussi avec la culture en général. 


 

Les sons qui consolent

Sur la route d’un disquaire un peu particulier, on manque presque de se signer devant le Charlatan. La façade de cet établissement ne paie pas de mine, et pourtant, pendant 35 ans, il a rythmé les nuits gantoises à grand renfort de "feestjes" fofolles et de découvertes musicales. C’était le vaisseau amiral et festif des frères Dewaele, aka Soulwax/ 2 many DJ’s.

Pas étonnant d’ailleurs que le réalisateur local Félix Van Groeningen lui ait rendu un vibrant et remuant hommage dans son film Belgica, sorti en 2016, et dont la géniale bande son, signée de groupes créés de toutes pièces pour l’occasion, avait en fait été confiée aux mêmes frères Dewaele.

Il faut dire que c’est le propre père de Van Groeningen qui rebaptisa ce café de potes en 1989. Succès immédiat et extensions en tous genres pour faire la place à la musique. Preuve que la musique et Gand, c’est une solide histoire d’amour, et de fêtes qui partent en vrille.

Mais revenons à nos moutons (un comble dans la ville de l’Agneau Mystique), car nous arrivons devant la vitrine de Consouling Sounds. C’est un Mike Keirsbilck tout sourire bienveillant derrière son masque qui nous ouvre. À la fois disquaire, organisateur de concerts et manager de label, c’est entre les bacs de nouveautés mainstream et les sorties beaucoup plus pointues qu’il résume la façon dont il envisage ses métiers et sa vie : « Nous proposons des musiques de niches… il est évident que personne ne connaît tout ce qui sort. Et donc nul n’a de leçon à donner. » Pas l’ombre du moindre snobisme dans l’antre du doom metal et de ses cousins sombres et lourds, comme l’affirme Mike : « Les gens entrent ici pour découvrir, et essayer… On ne se moquera jamais de quiconque parce qu’il ne connaîtrait pas quelque chose ! Ici, on propose principalement de l’expérimental, mais aussi le lourd et l’ambient. Mes clients aiment la musique, et l’immersion. Le Deep listening est une combinaison d’expérience musicale et psychologique. Nous sommes tournés vers la santé mentale. L’idée qui guide ces sessions, c’est bien sûr d’écouter de la musique, mais aussi de tenter de mettre à mal les tabous entourant la santé mentale. »

Encore une gommette au bulletin de Gand. La ville, qui abrite en son sein un des plus beau musée d’art brut (le Musée du Docteur Guislain) serait aussi l’endroit où on tente d’apaiser les âmes en peine. Littéralement. Un cliché ? Mike poursuit : « C’est le cœur même de notre démarche : tenter d’aider à consoler l’âme et construire une communauté où tout le monde est le bienvenu. La douleur, la souffrance et les moyens de les combattre sont des thèmes universels. Chez nous, il y a le groupe Amenra, dont le propos est justement celui-là. Ils ont montré la voie, et nous le suivons, dans quelque chose de constructif. »

Tolérance pas zéro du tout

Charlotte Caluwaerts a déjà une belle carrière derrière elle. Native de Woluwe-Saint-Lambert, c’est d’abord à Anvers qu’elle emménage, découvrant les plaisirs de la grande ville. Les projets s’enchaînent, avec Reinhard Vanbergen, de Das Pop, et Mo Disko. Ensemble ils créent Rheinzand et, après deux ans de tournée intense, c’est en amoureux qu’ils re-déménagent, comme elle s’en rappelle : « Il a réussi à m’attirer hors d’Anvers et j’ai déménagé à Gand, il y a sept ans. » Elle s’apprête à sortir un disque en français, très inspiré de Gainsbourg, sur le label danois Music for Dreams… et elle a une vision assez précise de sa ville d’adoption et de la liberté qui y règne : « Gand a une histoire très spéciale avec la musique, mais aussi avec la culture en général. Prenez les Gentse Feesten : un festival où vous pouvez, si le cœur vous en dit, faire la fête 24 heures par jour pendant dix jours… Les étrangers qui y viennent n’en croient jamais leurs yeux ! Je pense qu’on ne trouve ça nulle part ailleurs. Au Vlasmarkt, en plein cœur de la ville, vous pouvez faire la fête ‘en hard’ du soir au matin, sans que la police, pourtant juste à côté, ne vous en empêche. Je crois que ces moments de liberté véhiculés par la fête ouvrent un passage essentiel vers la créativité et donc, la création. »

Une sorte de parenthèse enchantée où tout est possible, où tout advient. Il semblerait même que des musiciens étrangers, de passage à Gand lors de cet événement, aient décidé de s’y installer pour de bon, bluffés par la chose. Même si aujourd’hui, de sérieux doutes se font jour, comme le précise Charlotte : « J’espère sincèrement que cet état d’esprit va revenir, une fois la pandémie passée. Je crains vraiment que la vie nocturne, les festivals et la culture en général ne soient altérés à jamais. Ce n’est jamais facile de vivre en tant qu’artiste. Spécialement en Flandre, où les politiques en vigueur découragent tout ce qui peut être artistique ou culturel. En plus, la Flandre est un très petit territoire qui concentre beaucoup de talents. J’ai parfois l’impression qu’on pêche tous dans le même tonneau… On a de la chance car avec Rheinzand, on pratique une musique qui a créé sa propre niche, ce qui nous permet de bien marcher à l’étranger mais ne nous autorise pas beaucoup de visibilité mainstream. » Charlotte chante et écrit en trois langues (anglais, français, espagnol), multiplie casquettes et groupes, et est éditée sur un label danois, avec un mari multi-instrumentiste, mixeur et producteur. Ça aide. C’est ça aussi la débrouille à la Belge, de Gand ou d’ailleurs.

Avant de quitter la ville, nous passons devant un immeuble à la façade noire et impénétrable. Une jeune femme aux cheveux orange y cadenasse sa moto avant d’entrer dans le bâtiment, qui abrite le studio des frères Dewaele. La motarde s’appelle Charlotte Adigéry et l’album de cette jeune prodige, qu’elle est en train d’enregistrer avec les frères susmentionnés, est prévu pour l’an prochain.

Gand a encore de beaux jours devant elle. Mais c’est déjà une autre histoire.

Les groupes gantois d’hier et d’aujourd’hui
Soulwax
- Avant de devenir les énormes 2 many DJ’s, les frères Dewaele enfilaient des perles de singles sur des albums pop parfaits.
An Pierlé - On a découvert la pianiste avec un bouleversant Mud Stories, qui fête son vingt-cinquième anniversaire. Depuis, on ne l’a pas perdue de vue.
Faces on TV - Le groupe de Jasper Maekelberg (producteur de Balthazar, Warhaus, Bazart et Warhola) fait des miracles quand il s’agit de créer une pop psyché bien comme il faut.
The Antler King - Une batteuse qui chante, un homme à la guitare. On pense à Low, mais c’est David Lynch qui pourrait utiliser les morceaux de ce groupe au son unique.
Tundra - Le très ‘clubby’ projet de la touche à tout Charlotte Calluwaerts. Ludique, finaud et diablement efficace. L’album est tout chaud sorti du four, et ne devrait tarder.

Où acheter un bon disque
Music Mania
, juste à côté du mythique Vooruit, autant pour la diversité que pour le coup de pouce aux jeunes talents.
Consouling Sounds, à deux pas du Vrijdagmarkt, pour de la musique lourde, ou moins lourde, mais toujours bien conseillée.

Où faire bouger son corps et ravir ses oreilles (quand on pourra à nouveau le faire)
Democrazy organise des concerts dans différents lieux, avec diverses envergures. Ils auront bientôt un endroit à eux.
Les mythiques Charlatan et Kinky Star restent des endroits où la fête est possible,
L’indétrônable Vooruit, salle historique du rock, mais pas que.
Le Handelsbeurs, pour la qualité et l’audace de sa programmation.