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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Philippe Boesmans

… et les petites choses de la vie

Isabelle Françaix

Philippe Boesmans et moi nous retrouvons au Mokafé devant un avocat-crevettes et des pommes rissolées. Parlerons-nous musique ou évoquerons-nous plutôt, à bâtons rompus, la grâce légère d’un enfant qui, depuis 1936, a grandi en compositeur sans perdre une once d’intérêt ni d’étonnement pour le monde qui l’entoure, jusqu’à le faire chanter aujourd’hui ? Quelles passerelles relient une vie d’homme à celle d’un créateur ? Sont-elles secrètes ou l’évidence se cueille-t-elle au bord de l’écoute ? Philippe Boesmans, qui vient de fêter ses 80 ans, paraît s’entendre avec le temps sans trop en craindre les anicroches.

À 80 ans, vous sentez-vous libre ?
Un chiffre ne sent rien. On dit souvent, et c’est étrange, que je suis un compositeur libre… mais je ne connais pas de bon compositeur qui ne le soit pas ! Je me suis toujours senti libre ; l’âge ne change pas cela.

Quand avez-vous découvert la liberté ?
Je l’ai toujours cherchée, dès que j’ai commencé à écrire. Écrire, c’est manifester sa liberté. C’est ce que cherchent aussi les écrivains, non ?


Philippe Boesmans
La complexité n’est pas intéressante en soi.
Elle est intéressante quand elle fait parler l’émotion.


Qu’est-ce qui vous donne envie de vous lever le matin ?
Je sais que je dois travailler mais je ne peux l’envisager qu’après avoir bu deux tasses de café. Je me lève à 6h00, non par devoir mais parce que je suis réveillé. Je traîne un peu, je mange et je réfléchis… puis je me mets au travail vers 7h00. Les gens dorment encore : ni téléphone, ni courrier, ni factures, ni rendez-vous, personne ne te demande rien: tu es encore libre ! À 9h30, j’ai déjà bien travaillé et je peux m’occuper d’autre chose.

Qu’est-ce qui vous émeut ?
À 80 ans, j’ai entendu beaucoup de musiques, j’en connais bien l’histoire. Je ne suis pas forcément ému par une symphonie de Beethoven. C’est un chef d’œuvre, mais l’émotion en est un peu… usée. Je suis plutôt ému par des choses inattendues, comme une chanson de jeunesse, un souvenir. Un jour, je ne parvenais pas à écrire. Ça arrive. C’était sec et sans idées. Je suis descendu à la terrasse quasi déserte du Mokafé. Une vieille dame seule, de condition modeste, mangeait un petit gâteau. Elle s’en délectait jalousement. Cela m’a beaucoup touché… Je suis rentré chez moi tout à fait en forme pour écrire. Un événement comme ça peut stimuler. Les petites choses de la vie… Comme pour tout le monde, n’est-ce pas ?

Imaginez que le petit garçon que vous étiez rencontre l’homme que vous êtes devenu, que se diraient-ils ?
Je me le demande bien… Je ne sais pas comment sont les gens en général, mais je n’ai pas l’impression d’avoir vraiment changé. Je connais plus de choses, forcément. J’ai vécu. Sinon… on est les mêmes ! Et vous êtes-vous différente ?

Non, parfois c’est la petite fille qui parle avant moi.
Bien sûr, chez moi aussi ! Ce qui est spontané nous vient de l’enfance. Évidemment, à l’époque, je ne savais pas composer de musique. J’ai appris avec l’expérience. Souvent, je parle de moi à la troisième personne. Je dis : Il va encore mettre son solo de flûte, là, tu vas voir ! Comme si j’étais un autre. Je prends un peu de distance par rapport à ce que je fais. Parfois même, je rigole en allant dormir : Je vais mettre le petit vieux au lit !

En quoi est-ce que vous croyez ?
C’est une question difficile, ça… Je crois en ce dont je peux vérifier la véracité. Je ne suis pas croyant religieux. Je serais plutôt agnostique. Je ne sais pas… Ça ne se décide pas. On a ou on n’a pas la foi, je suppose.

Qu’est-ce qui vous semble essentiel ?
L’amour. La solidarité. Je peux être très ému par un hymne national, comme quand Londres chante La Marseillaise après les attentats à Paris. Les gens s’aiment encore entre eux. Ce sont des sentiments très simples. Cette pièce musicale ordinaire devient la plus belle chose du monde.

Votre intimité avec un metteur en scène d’opéra est-elle de cet ordre-là ?
Tout à fait ! Les pièces de Joël Pommerat sont un peu secrètes. Nous nous parlons beaucoup sans aborder ces choses cachées qui les habitent. Les dire les banaliserait. Elles doivent être dans le mystère de la musique. Mais je lui téléphone au moins trois ou quatre fois par semaine. On cherche le mot juste… parce que le langage chanté est différent du langage parlé. Nous avons un très bon contact. C’est un être qui n’est pas simple… Moi non plus !

Peut-on parler d’angoisse sous cette grâce légère ?
La cruauté et la dureté existent. Il n’y a aucun intérêt à montrer la violence d’une façon réaliste. Si le thème de mes opéras est très cruel, ma musique se place du côté de la victime. En général, un livret me convient quand il porte sur l’humanité un regard un peu tendre sans dissimuler l’amertume de la vie. C’est un peu un regard de vieux. J’ai toujours été vieux. J’ai toujours observé le monde de cette façon. Pour pouvoir parler des autres, il faut avoir connu ce qu’ils ont vécu, pas de façon aussi grave, mais savoir ce que signifie se sentir exclu. Dans une histoire amoureuse ou sociale…

Peut-on être sérieux ?
On doit à la fois tout respecter et pouvoir se moquer de tout. Pour qu’une musique parle, on doit la travailler avec un sérieux qui n’est pas celui de la morale mais de la précision et de la rigueur.

Vous écrivez la musique du Pinocchio de Joël Pommerat. Peut-elle mentir ?
La musique elle-même ne ment pas, mais elle peut exprimer le malaise du mensonge. À l’opéra, le public peut comprendre qu’un personnage ment quand la musique change…  Hors du drame, je n’y ai jamais pensé.

Peut-on mentir en composant ?
Je n’attribue pas un sens moral à la composition. Que serait mentir ? Écrire ce qu’on n’a pas envie d’écrire ? Je crois que ça n’existe pas. On ne peut pas dire qu’une musique est malhonnête. Elle peut être faible ou banale… Mais c’est un jugement esthétique. Que serait un compositeur malhonnête ? Quelqu’un qui écrit pour gagner de l’argent ? Quand on dit qu’une musique est commerciale, elle est clairement écrite pour plaire à beaucoup et rapporter de l’argent. Ce n’est pas malhonnête. Si tu écris une musique pour plaire, c’est que tu veux plaire. Ce n’est ni grave ni mal en soi de vouloir plaire. Et tout le monde le veut un peu.

Qu’est-ce qui, dans votre travail de compositeur, vous a donné la plus grande joie ?
Mon plus grand plaisir, c’est quand mes intentions sont réalisées et que l’auditeur les ressent. Quand je parviens à transmettre une émotion. Plus j’y parviens, plus je suis content. Quand on reste trop abstrait, ça ne marche pas. Et si ça ne marche jamais, c’est qu’on est mauvais. Certains compositeurs hyper intellectuels prennent plaisir à écrire des choses compliquées. La complexité n’est pas intéressante en soi: elle est intéressante quand elle fait parler l’émotion.