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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Numérise ton brol!

Serge Coosemans

De nos jours, dans le domaine de la sauvegarde du patrimoine, y compris musical, quand on veut archiver, bien souvent, on numérise. Le job est ingrat mais d’utilité publique. Encore faut-il respecter quelques règles importantes et bien faire la différence entre exploitation strictement commerciale et conservation à l’intention des générations futures.

Jean-Patrick (prénom d’emprunt), la trentaine élégante, a travaillé au début des années 2010 pour une société belge qui se présente toujours aujourd’hui comme “le spécialiste de la numérisation d’archives sonores et vidéo”. Un job d’appoint, jugé assez ennuyeux : « La numérisation, c’est une simple routine technique avec juste un peu de contrôle humain. Il n’y a donc pas grand-chose à faire. Tu passes tes journées dans une pièce où tournent en permanence des ordinateurs. C’est un peu comme de graver des CD-R ou de télécharger des fichiers, que tu n’écoutes pas d’ailleurs, mais ça numérise en réalité beaucoup de supports différents : DAT, bandes magnétiques, VHS, DVD, CD, vinyles, du 33 au 78-tours… De tout. Un pote a ainsi numérisé des vieilles archives de la télévision danoise et des vidéos de procès de criminels de guerre serbes tournées au TPI de La Haye. De son côté, une copine a numérisé des centaines de boîtes de CD rangés par ordre alphabétique pour la Bibliothèque Nationale de France. Des tas et des tas de disques, de tous les genres, de Céline Dion et Diana Krall à d’obscurs groupes africains aux pochettes faites maison. Tout ce que peut proposer une Médiathèque, en fait, et forcément achetés à la base par la BNF, puisque tout cela a été numérisé à sa demande. » Cette société qui employa Jean-Patrick et ses amis a depuis été rachetée par un géant mondial de l’électronique et de la culture de masse. Basée à Bruxelles, ses clients sont internationaux et on numérise dans ses locaux vraiment de tout, donc. Pour des télévisions privées et publiques, des institutions nationales, des sociétés commerciales, etc.

Florian Delabie - Association des Archivistes Francophones de Belgique
Même de bons archivistes peuvent commettre des “erreurs”
et éliminer des documents qui auraient du être préservés.

Si la finalité technique, ainsi que pratique, semble évidente – « En résumé, la BNF amène 450 boîtes de 30 CD chacune pour que tout cela soit transféré sur un gros disque dur » –, Jean-Patrick avoue s’être plus d’une fois demandé pourquoi diable prendre le temps et l’énergie de numériser Céline Dion et Diana Krall, toute cette musique mainstream ultra-disponible ? Ces artistes que l’on trouve aisément en magasins, ainsi que sur les plateformes de streaming et des services comme YouTube… Aux yeux de nombreux spécialistes de l’archivage, viser l’exhaustivité n’a toutefois rien de superflu. Tout simplement parce que nous n’avons aucune idée de l’avenir, de ce que Céline Dion et Diana Krall pourraient bien signifier en 2070, par exemple. Ni de la disponibilité de leurs albums dans ce même futur. Pour Florian Delabie, de l’Association des Archivistes Francophones de Belgique, une asbl fondée afin “d’assurer une meilleure visibilité de la profession” et de médiatiser des problématiques souvent inconnues du grand public, la question du tri, de la “sélection” comme on dit plutôt dans le milieu, a toujours été “délicate” : « Même de bons archivistes peuvent commettre des “erreurs” et éliminer des documents qui auraient du être préservés. » Tout digitaliser, alors ? Sans se poser de questions. « C’est difficile de répondre. La numérisation présente des avantages et des inconvénients. Mais vu que dans le domaine audiovisuel, les supports physiques ne sont pas pérennes, d’une part, on risque donc de perdre de la qualité, voire du contenu, et d’autre part les appareils pour lire ces supports, ainsi que le know-how pour les utiliser, vont disparaître. »

Pour Florian Delabie, la numérisation fait surtout sens si on s’applique à suivre quelques règles importantes. « Avant même de numériser, il faut penser et mettre en place un système de préservation numérique en suivant la norme OAISISO14721. Sans cela, on serait presque dans la situation d’une personne ayant déménagé toutes ses affaires dans des belles boîtes étiquetées mais dans une maison qui est toujours en construction. » Ces normes de conservation sont bien entendu susceptibles d’elles-mêmes évoluer. La numérisation est la technologie du moment mais le sera-t-elle toujours en cette fameuse année 2070, et à fortiori au-delà ? Il faut aussi éviter au maximum la compression et la perte d’information au moment des transferts, ne pas négliger les métadonnées et puis encore, anticiper des projets de migration, lorsque s’imposera donc une technologie plus performante.

L’archivage, y compris musical, ne se limite en effet pas qu’à un stockage de fichiers sur disques durs, serveurs ou clouds, « il nécessite de pouvoir assurer sur le long terme l’authenticité, l’intégrité et l’exploitabilité des informations ou des contenus. » Des opérations qui nécessitent notamment la collecte et la préservation de métadonnées qui sont primordiales mais ne sont pas, ou très peu, prises en compte par les plateformes grand public. « Or, comment comprendre les vidéos les plus vues sur YouTube dans 10, 15 ou 50 ans ? Le contexte dans lequel elles ont été produites, publiées et visionnées ? Il faut aussi tenir compte de la finalité de la préservation. Les plateformes numériques comme YouTube, Spotify et Deezer répondent à des impératifs de marché. Elles n’existent que si leurs business fonctionnent qui se souvient encore de Napster ? et, dans certains cas, décident ce qui est conservé ou non. Prenez l’exemple de ce qui se passe sur les plateformes de streaming vidéo depuis l’arrivée de Disney+ : tous les contenus Disney y ont disparu, pour des questions financières et de droits. »

Même si cela ne semble aujourd’hui pas à l’ordre du jour et même carrément un poil contre-productif, sur ce modèle Disney+, on pourrait imaginer, dans quelques années, des labels de musique lancer leurs propres services de streaming et donc, faire en sorte que leurs artistes ne soient plus écoutables ailleurs. Ce scénario est improbable mais de telles restrictions existent en fait déjà. On a déjà tous fait l’expérience d’un lien bloqué sur YouTube, une chanson ou une vidéo “pas disponible dans votre pays” ou sur “votre territoire”, parce qu’une société de droits d’auteurs américaine ou anglaise en a ainsi décidé. Ni YouTube, ni Spotify ne remplaceront donc jamais un service d’archivage, moins visé par ce genre de mesures que les initiatives plus commerciales. L’idée même de sauvegarde patrimoniale est par essence non lucrative, même si l’accès aux archives peut être monnayé et la réutilisation de contenus payante, comme c’est souvent le cas pour les archives vidéo. Quoi qu’il en soit, la mission première de ces institutions et autres asbl n’est pas de rentabiliser du contenu mais bien de sauvegarder des traces culturelles à l’intention des historiens et des générations du futur, qui s’en serviront « pour comprendre notre société actuelle dans son ensemble », comme le souligne Florian Delabie. « Le centre d’archives a une finalité à très long terme et pense toujours en fonction de son public cible. Il n’y a, normalement, pas de date de péremption sur des contenus collectés et préservés et l’objectif est de les préserver ad vitam aeternam. »