Accéder au contenu principal
Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Le retour du rock indé

Mythe ou réalité ?

Luc Lorfèvre

Faites-le test. Prononcez autour de vous d’un air désabusé la phrase « le rock est mort » et vous lancerez immanquablement un débat nourri des sempiternelles punchlines réductrices. Celles-ci renvoyant dans leur camp respectif vieux nostalgiques d’une époque qu’ils s’entêtent à fantasmer, et adeptes des tendances mainstream, dès le moment où les guitares nerveuses et les amplis Marshall poussés dans le rouge sont bannis. Les témoins que nous avons interrogés tiennent un discours plus nuancé. Tous s’accordent à dire qu’une nouvelle génération de musiciens fait souffler un vent de fraîcheur sur le rock indé. Mais ils précisent aussi que si ce genre musical se réinvente enfin, c’est finalement pour retrouver une place qu’il n’aurait jamais dû quitter : dans la marge et l’underground.

Les nouveaux effets du rock indé ?

Janvier 2020. Malgré le froid de canard, une file de plusieurs dizaines de mètres s’est formée devant le Vera. Ce club mythique de Groningen, au nord des Pays-Bas, est le poumon de l’Eurosonic, festival de showcases qui permet chaque année l’envol de carrières internationales. Étudiantes et étudiants de la ville universitaire mais surtout agents de booking, programmateurs et programmatrices de festivals européens, directeurs et directrices artistiques de labels et médias internationaux se pressent pour découvrir Black Country New Road, collectif anglais originaire de Cambridge qui malaxe rock arty et effluves post-punk. Quarante-huit heures plus tard, nous sommes témoins des mêmes scènes d’effervescence alors que se produit Squid, formation réunissant cinq sales mômes de Brighton dépoussiérant la no-wave new-yorkaise de la fin des eighties. « Les deux groupes de rock dont tout le monde a besoin en 2020 », écrira l’envoyé spécial à l’Eurosonic de l’hebdo Les Inrockuptibles. Points communs entre Black Country New Road et Squid ? Ils sont formés de jeunes artistes dont l’âge moyen ne dépasse pas vingt-deux ans. Ils utilisent des instruments, disons “traditionnels”. Ils aiment les guitares, les sonorités âpres et l’audace. Leurs compositions ne reposent pas sur le schéma couplet/refrain/pont/refrain tant apprécié des programmations radio et des algorithmes de Spotify. Ils touchent des quadras mais aussi un public issu de leur génération. Bref, loin de la pop mainstream, de l’électro ou du hip-hop, Black Country New Road et Squid ont choisi de s’exprimer au travers d’un genre que beaucoup pensaient à l’agonie : le rock alternatif. Et ils ne sont pas les seuls. En 2019, public et “pros” présents dans la capitale de la croquette aux crevettes avaient plébiscité Fontaines D.C. et The Murder Capital, deux groupes post-punk de Dublin qu’ona vus et revus chez nous ces derniers mois. Mais c’est aussi d’Angleterre, d’Espagne, d’Allemagne, de France, des pays de l’Est, des États-Unis et, last but not least, de Belgique que nous vient ce vent de fraîcheur. Alors, résurrection, pur fantasme de rockers nostalgiques ou vrai phénomène ?
 

Damien Waselle ([PIAS] Belgique)
Grâce à ces jeunes groupes, le rock indé n’est plus méprisé
ou considéré comme un truc de vieux.


« Il y a une vraie sensation de renaissance depuis deux ou trois ans, analyse Damien Waselle, directeur de [PIAS] Belgique. Mais plus qu’une résurrection, j’ai l’impression que le rock alternatif revient à la place où il doit être. Je ne pense pas que les Irlandais Fontaines D.C. ou les Bruxellois Whispering Sons joueront un jour dans des stades. Même eux sont assez lucides pour ne pas en rêver. Mais ce qui est important, c’est que sous l’impulsion de cette jeune génération de musiciens, le rock à guitares n’est plus méprisé et considéré uniquement comme “un truc de vieux ” ». Cette nouvelle proposition est aussi importante pour le secteur car elle a un mode de fonctionnement sensiblement différent de la scène urbaine, notamment au niveau de sa diffusion. « Ces groupes se font connaître en live. Ils font le buzz à l’Eurosonic et se retrouvent quelques mois plus tard dans les grands festivals d’été aux côtés des éternels Pearl Jam, The Cure ou Green Day qui occupent toujours la tête d’affiche. Leurs vinyles se vendent chez les disquaires. Arte vient aussi de lancer une émission exclusivement dédiée au rock indé (Echoes With Jehnny Beth, présentée par Jehnny Beth, chanteuse de Savages), constate encore Damien Waselle. Les petits clubs qui ont toujours soutenu le rock à guitare sont à nouveau remplis, les bars tournent à plein régime. Quand je vais voir des concerts au Rockerill ou à l’Eden à Charleroi, je vois, certes, toujours les mêmes mecs quadras les bras croisés sur leur T-shirt “Fugazi” ou “Pavement” usé, mais il y a aussi des tas de jeunes et beaucoup de filles qui font du pogo. Les labels, ceux-là même qui étaient là il y a trente ans comme [PIAS], Warp, ou Ninja Tunes se battent à nouveau pour signer Squid ou Fontaines D.C. C’est cool. »
 

Alex Stevens – Dour festivalJe crois beaucoup en la théorie des cycles en musique.

 

Théorie des cycles

Même son de cloche au Dour Festival, l’un des plus gros rassemblements de musiques “alternatives” en Europe. « Je viens moi-même du rock indé, mais je m’étais éloigné de ce genre musical ces dernières années, reconnaît Alex Stevens, directeur de la programmation du Dour Festival. J’avais l’impression que ça tournait en rond et que chaque groupe était devenu une caricature de lui-même. Mais cela fait deux ou trois ans que nous nous rendons compte qu’il y a une nouvelle énergie dans la scène rock alternative. On sent que ça bouge enfin. En 2019, on avait ouvert, le samedi, une scène exclusivement dédiée aux nouveaux noms du rock tendance dure. Nous avions vendu 3.000 tickets en plus ce jour-là. Cette année-là, nous avions aussi programmé Fontaines D.C., sur lequel j’avais craqué à l’Eurosonic. Fontaines D.C. a joué sur une scène où se produisaient essentiellement des artistes urbains. Les mecs étaient un peu perdus. Ça nous a fait réfléchir sur la manière de mettre plus en avant ces nouvelles formations rock. Car, même s’il était moins présent lors des dernières éditions, ce genre musical fait partie de l’ADN de notre festival. »

Dans les années nonante, lors de ses premières éditions, Dour a accueilli le fleuron du rock indé de l’époque. On parle notamment des Posies, de Blur, Tool, Frank Black, Jesus Lizard, Rollins Bands… Le festival s’est ouvert ensuite fort logiquement à l’électro, au hip-hop en délaissant quelque peu les guitares. « Je crois beaucoup en la théorie des cycles en musique, poursuit Alex Stevens. C’est notre flair de programmateur de sentir que le vent tourne. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé une nouvelle scène à Dour, baptisée Le Garage, qui sera réservée exclusivement au rock. Les Anglais Black Country New Road et Black MIDI, de même que les Belges Cocaine Piss, The K., Milk TV, Annabel Lee, ou encore Brutus y seront tout à fait à leur place. Ce ne sont pas des gros noms. Ce ne sont pas des gros cachets. Des artistes hip-hop ou électro demandent plus et attirent aussi plus de monde. Mais nous voulons avoir tous ces groupes dans notre festival et on a aussi envie que ça se sache. En “labélisant” une scène “garage rock”, c’est plus facile à communiquer et à identifier. Ceci dit, on se rend compte aussi que le jeune public est moins dans une niche que les médias le pensent. Cette année, par exemple, quand on a proposé à notre communauté Facebook de dresser sa “wishing list” d’artistes, on a vu que beaucoup de festivaliers qui viennent en priorité pour l’électro avaient mis dans leur liste un groupe rock comme King Gizzard & The Lizard Wizard. »

Sortir de la niche

Avec plus de 80 concerts par an à l’étranger et un dernier album réalisé à Chicago par Steve Albini (Nirvana, Pixies, PJ Harvey), la formation liégeoise Cocaine Piss est la preuve éclatante que le rock indé noir-jaune-rouge a toujours un public et peut s’exporter. It It Anita, qui n’a pas arrêté de jouer en Europe en 2019, La Jungle qui a eu l’honneur d’un concert live diffusé sur Arte ou encore Black Mirrors, groupe de rock du Brabant wallon emmené par Marcella Di Troia et signé sur Napalm Records, le label metal de référence internationale, peuvent aussi être ajoutés à une liste loin d’être exhaustive. Voilà de jeunes formations de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui, plutôt que de se plaindre du manque évident de soutien des radios sur leur propre territoire, s’affirment en live et font exploser les niches. « Je ne sais pas si le rock revient à l’avant-plan et même s’il avait disparu, déclare Aurélie Poppins, chanteuse inspirée et manageuse avisée de Cocaine Piss, adepte de la positive attitude. Depuis ses débuts, Cocaine Piss n’a jamais rencontré de problèmes pour avoir des relais dans les médias et trouver des dates. Je suis parfois étonnée quand je vois des  nouveaux artistes autour de moi. Sans le moindre concert à leur actif, ils ont déjà un manager, un attaché de presse, un community manager, un styliste. Nous, notre priorité à toujours été de jouer. Mais nous n’avons jamais eu non plus la volonté de rester dans une niche et de viser exclusivement les salles rock. Dès le départ, notre volonté était de nous produire partout où on nous le proposait. Même pour cinquante balles… La première fois que nous sommes allés jouer en Angleterre, il y avait dix spectateurs. Quand nous y sommes retournés, ils étaient trente. Aujourd’hui, notre booker nous trouve chaque année deux tournées d’une petite dizaine de concerts en Angleterre. » Comme Alex Stevens, Aurélie pense que le jeune public est bien plus ouvert aux groupes à guitares que les médias le pensent. « Même si les membres de Cocaine Piss se sont rencontrés dans les concerts punks et qu’il y a côté engagé chez nous, on préfère se présenter comme un groupe basse/guitare/batterie “qui joue de la musique énergique” plutôt que de se mettre une étiquette rock ou punk. Nous avons été programmé l’automne dernier dans un festival électro à Berlin où nous étions le seul groupe live à l’affiche. Ce fut l’un de nos meilleurs publics. Cocaine Piss ne veut pas se mettre d’obstacle en s’affirmant “rock indé”. C’est réducteur. Le public ne fonctionne plus comme ça. Si les gens vont à Dour, c’est parce qu’ils sont certains d’y trouver les trucs du moment, toutes tendances musicales confondues. Les spectateurs qui aiment se défouler sur des prestations très énergiques iront voir des artistes qui offrent ça. Que ce soit un groupe hip-hop, un dj electro ou Cocaine Piss. »

Si la plupart des fanzines ont disparu chez nous, la presse écrite traditionnelle ouvre encore régulièrement ses pages à la nouvelle scène rock indé. Sorti en pleine période de confinement, Let The Kid Go, premier album de la formation garage bruxelloise Annabel Lee, a fait l’objet de chroniques et d’interviews élogieuses dans Moustique, le Focus Vif, Le Soir, La Libre et même L’Écho. « La presse écrite fait encore son boulot de recommandation. Par contre, c’est le vide du côté des radios francophones qui ne s’intéressent plus du tout à ce genre musical alors qu’en Flandre, StuBru en diffuse encore, déplore Damien Waselle. Signé sur le label Partisan et distribué par [PIAS], Idles, le groupe punk de Bristol, a vendu en Europe cent mille exemplaires de son album Joy As an Act of Resistance. Pour une musique qui sort des formats et n’est plus diffusée sur les ondes, c’est un gros succès. En local, notre plus grosse réussite de l’année dernière est Whispering Sons. Ce groupe a joué partout en Belgique, il a vendu 12.000 exemplaires physiques de son premier album Image et est parti en tournée européenne avec Editors. Pour une formation émergente belge qui fait du rock, c’est énorme. »

Smells Like Teen Spirit

Damien Waselle tord aussi le cou à certaines réflexions blasées du genre “c’était mieux avant”. « Chez certains observateurs et fans quadras de rock, il y a une vision assez romantique de ce qu’était la scène indé dans les années 90, dit-il en souriant. Mais il ne faut pas réécrire l’histoire. Dans les années 90, en Belgique, vous aviez dEUS loin devant. Et derrière, tous les autres groupes galéraient une fois qu’ils avaient joué au Botanique ou à Dour. Il convient de se réjouir aujourd’hui de ce sang neuf mais il faut aussi rester lucide. Il y a eu et il y aura toujours un plafond de verre au-dessus de ces artistes issus de la scène rock indépendante. Aussi bons soient-ils, Whispering Sons, Fontaines D.C. ou Black Country New Road vont remplir l’Ancienne Belgique, une Orangerie du Botanique, mais ça ne montera jamais plus haut. Et c’était déjà pareil pour Pavement ou les Posies dans les années 90. Regardez les Pixies, qui reste la référence ultime en matière de rock indé, ou la carrière solo de leur leader Frank Black. Quand ils sortaient un nouvel album dans les années 90, ils le présentaient à l’Ancienne Belgique, au Brielpoort à Deinze ou au Vooruit à Gand, pas à Forest National ou au Sportpaleis. »
 

Aurélie Poppins (Cocaine Piss)

Cocaine Piss ne veut pas se mettre d’obstacle en s’affirmant “rock indé”.
C’est réducteur. Le public ne fonctionne plus comme ça
.


Dès lors, l’émergence d’un nouveau dEUS pourrait-elle propulser le rock à guitares au sommet de l’Ultratop ? « Je ne sais même pas si ça rendrait service au rock indé, répond Damien Waselle. Au mieux, un groupe de rock indé qui sort du lot peut susciter des vocations. Comme au début de dEUS et de Girls In Hawaii, des jeunes qui répètent dans leur cave se diront : si ça leur arrive à eux, pourquoi pas à nous. »

« Ce serait bien, mais ça ne fera jamais un effet boule de neige comme avec les phénomènes Stromae ou Angèle, estime, quant à lui, Alex Stevens. Le rock indé, même celui qui est fait par de jeunes artistes, n’a pas la même portée. Pour son single See You Naked, Annabel Lee vient de sortir un clip très léché et à forte valeur ajoutée. Mais on ne peut pas dire que ce soit devenu viral comme un clip d’Angèle. » Quitte à les démentir, on rappellera une date : le 11 janvier 1992. Ce jour-là, un trio de Seattle portant jeans troués et chemises à carreaux de bûcheron a détrôné Michael Jackson au sommet du Billboard avec un disque qui s’appelait Nevermind. Et quelques mois plus tard, même RTL passait du Nirvana à huit heures du matin…