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par le Conseil de la Musique

Intelligence artificielle & culture

Pour le meilleur ou pour le pire?

Nicolas Alsteen

D’abord envisagé comme l’énième sujet de discussion préféré de geeks en manque de mises à jour, l’intelligence artificielle est à présent un vrai débat de société. Popularisé par l’émergence de ChatGPT, le phénomène s’immisce même jusque dans nos vies actives. Sorte de super assistant, l’outil permet d’accélérer les tâches, d’alléger la charge mentale, de faire gagner du temps et, selon la rumeur, beaucoup d’argent… Le secteur culturel peut-il, lui aussi, tirer parti de l’IA ? Entre réelles opportunités et dangers virtuels, les réponses valsent. Avec l’algorithme dans la peau.

« Au début, j’avais un peu l’impression de prêcher dans le désert. Mais au fil des semaines, j’ai rencontré l’attention et même l’adhésion de nombreux opérateurs culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les gens commencent à réaliser ce qui est en train de se passer », déclare Romain Boonen. Lunettes sur le nez, foulard autour du cou, le garçon préside à la destinée d’Empowork Culture, un laboratoire d’innovation pour l’emploi culturel. « Dans ce secteur, les associations manquent cruellement de moyens, observe-t-il. Les équipes se composent de personnes passionnées, mais souvent surchargées de travail. Le monde de la culture fait d’ailleurs face à un taux de burn-out alarmant… » Depuis plusieurs mois, Empowork Culture étudie une possibilité assez futuriste : réviser l’organisation des structures culturelles en mettant en place des solutions développées à l’aide de l’intelligence artificielle. « Le but, c’est de former les équipes à cet outil afin de dégager des gains de productivité. Puis, de mettre ces gains au service de conditions d’emploi beaucoup plus épanouissantes. »

 

Romain Boonen - Empowork Culture

L’heure n’est plus à se demander si on l’accepte ou pas.
La vague IA est lancée depuis longtemps
et avec bien trop de vigueur pour qu’on puisse l’esquiver.

 

Le garçon vend du rêve mais aussi deux modes d’action très concrets. « Notre premier levier, c’est un module IA programmé comme un super assistant stratégique. N’importe quelle organisation culturelle peut le créer en apportant à l’IA des documents qui expliquent, dans le détail, l’ensemble de ses missions. Il s’agit d’élaborer une sorte de Wikipédia de l’organisation. L’idée, c’est de centraliser ses objectifs, ses valeurs, ses idéaux et ses connaissances. Cet outil va permettre aux équipes d’explorer plus rapidement des idées, de savoir si elles sont en phase avec les objectifs de la boîte et, surtout, de voir si ça vaut la peine de les creuser. »
Le deuxième module imaginé par Empowork Culture s’adresse davantage aux associations en quête de nouveaux financements. « Dans la culture, de nombreuses organisations reposent sur des subsides qui, dans bien des cas, ne suffisent pas à mener à bien l’ensemble des activités d’une saison. Il faut trouver de l’argent autrement, via des appels à financement. En apportant à l’IA un rapport d’activité complet, une association culturelle est en mesure de dégager, en moins de dix minutes, une base de travail pertinente pour répondre à ce type d’appel… Ici encore, l’IA va permettre de mieux cibler les enjeux. Ce qui laissera plus de temps pour ficeler le projet, trouver des tournures de phrases incisives et convaincantes. En formant convenablement les acteurs du secteur associatif à l’utilité de l’IA, on va créer des opportunités et changer la nature des tâches. »

Dans ce contexte, l’amélioration des tâches administratives pose toutefois question. À surjouer d’efficacité, le robot pourrait-il surpasser l’humain dans ses fonctions ? « Depuis la révolution industrielle, le marché de l’emploi fluctue au gré des innovations technologiques, souligne Romain Boonen. Cela fait deux siècles que certaines tâches sont, par la force des choses, prises en charge par des machines. Il est fort possible que ce schéma se reproduise avec l’intelligence artificielle. L’heure n’est plus à se demander si on l’accepte ou pas. La vague IA est lancée depuis longtemps, et avec bien trop de vigueur pour qu’on puisse l’esquiver. Dans les années qui viennent, on pourrait même assister à un véritable tsunami… »

Un max de menaces

Le raz-de-marée technologique à venir laisse ainsi planer quelques menaces sur les rives du marché de l’emploi culturel. « À commencer par une question de discrimination, indique l’expert. De nombreuses études et rapports sur l’utilisation de l’IA indiquent que les femmes et les minorités de genre – au sens large – semblent moins s’intéresser au sujet que les hommes qui, dans l’ensemble, sont beaucoup plus geeks. En parallèle, on constate que, dans la sphère culturelle, les métiers administratifs sont majoritairement occupés par des femmes et des minorités de genre… » Les personnes qui cultivent le moins d’intérêt pour l’IA seraient ainsi les plus menacées par les avancements de cet outil à double tranchant. « Ces jours-ci, il y a un adage qui tourne beaucoup sur les réseaux. Il est relatif à l’emploi. En gros, il dit : “Ce n’est pas l’IA qui va te remplacer mais la personne qui a appris à l’utiliser…” »

Une autre menace tient aux origines de l’intelligence artificielle. « Cette technologie est développée par des gens qui sont, avant tout, concentrés sur leur domaine d’activité. À la base, ces outils ne sont donc pas imaginés pour répondre aux besoins de la culture… Dans l’absolu, il faudrait donc créer une institution chargée de réaliser une veille technologique. Dans le but de traduire les dangers et d’entrevoir les opportunités à venir pour la culture. Au risque de se retrouver le bec dans l’eau, confronté à un secteur marchand qui, lui, va bien évidemment prendre la question de l’IA à bras-le-corps. À mon sens, il s’agit là d’un enjeu majeur pour l’ensemble du secteur culturel. »
L’IA interroge aussi notre rapport à la propriété intellectuelle et à la protection des données personnelles. « L’intelligence artificielle évolue en s’entraînant sur des données qui, généralement, sont protégées par la loi, notamment par la législation élaborée par l’Union européenne. » En vigueur depuis le 1er août, ce texte fondateur, premier règlement du genre dans le monde, doit permettre la régulation des pratiques les plus risquées, tout en favorisant l’innovation en Europe. « L’IA peut être utilisée comme un outil de surveillance de masse… ça, c’est un risque identifié par l’UE au regard du modèle chinois. Sur la base des caméras de surveillance disposées dans les villes, par exemple, il est tout à fait envisageable de tracer les gens via la reconnaissance faciale. Il est possible de savoir qui est qui, qui fait quoi, qui est “un bon citoyen” et qui ne l’est pas… C’est une menace évidente pour la démocratie. La culture, comme d’autres pans de la société, est donc concernée par cette problématique. »

Harari qui rira le dernier

Développeur de sites web pour des institutions culturelles comme Flagey, le Théâtre National ou le Théâtre de Namur, Alexandre 
Pérard travaille au sein de l’agence Tentwelve. Dans le cadre de cette fonction, il est également responsable de “la veille technologique”. « Je surveille les évolutions du marché et les mises à jour des logiciels afin de pouvoir les intégrer au mieux dans notre travail, explique-t-il. Aujourd’hui, nous utilisons l’IA dans le domaine de la production graphique, ainsi que dans la création de contenus textuels pour des documents assez standardisés. On se sert aussi de l’IA pour traduire mais de façon prudente. Car les traductions proposées par l’IA sont imparfaites. Enfin, sur certains sites, nous intégrons des agents conversationnels. Ce sont de petits assistants à qui l’utilisateur peut poser des questions. L’outil est supposé répondre “comme un être humain”. Dans les faits, les conversations de ces agents sont extrêmement limitées… L’intelligence artificielle est un outil fascinant mais les espoirs placés dans son développement me semblent disproportionnés, sanctionne Alexandre Pérard. Le battage médiatique actuel est fortement alimenté par les sociétés qui travaillent sur l’IA. Parce qu’elles ont besoin d’apports en capitaux. Il y a donc tout un lobby qui se met en place pour vanter les mérites de l’IA. Les sociétés actives dans ce domaine ont tout intérêt à faire comprendre au reste du monde que l’outil développé présente un potentiel énorme et qu’il faut continuer à investir… »

De nombreuses sociétés internationales se sont effectivement lancées dans la course à l’IA. On peut notamment citer des géants comme Alphabet (Google), Criteo, DeepMind, Fujitsu, IBM, Intel, Meta, Microsoft, NaverLabs ou Samsung. « Ces multinationales sont en train de développer un truc qui tient en trois lettres : AGI pour “Artificial General Intelligence”, souligne Romain Boonen. L’AGI, c’est la représentation d’une intelligence artificielle complète. Il s’agit de systèmes capables de réaliser toutes les tâches cognitives qu’un humain peut faire… mais plus rapidement, mieux et, surtout, pour beaucoup moins cher. À ce jour, personne ne sait où en sont réellement les avancées de l’AGI. Mais tous les géants de la tech s’y attèlent… Dès l’année prochaine, il y aura d’ailleurs sur le marché des agents dits “autonomes” : ce sont des intelligences artificielles à qui on pourra déléguer des missions, comme l’organisation d’un voyage à Londres, par exemple. Il suffira de lui partager ses desiderata – le type d’hôtel recherché, le genre de restauration privilégié, les envies touristiques ou culturelles –, et l’IA va prendre la main sur le téléphone et la boîte mail pour organiser l’intégralité du déplacement. Ça, ce n’est pas de la fiction… Et il y a fort à parier que, d’ici quelques années, ces agents autonomes seront bien plus avisés et au courant de nos propres besoins. D’une certaine façon, ils seront plus intelligents que nous. Je ne veux pas jouer les catastrophistes mais, le jour où des IA autonomes seront disponibles en masse et à grande échelle, ça risque de menacer nos organisations sociales…”

Cette prédiction apocalyptique hante également les pages du nouvel ouvrage de Yuval Noah Harari. L’historien superstar, auteur du best-seller Sapiens, vient de publier Nexus, un livre au sous-titre explicite : Une brève histoire de l’information de l’âge de pierre à l’IA. L’écrivain y aborde les choix cruciaux auxquels nous sommes – et serons – confrontés, au moment où l’IA révolutionne la culture, la médecine, la guerre, les démocraties, jusqu’à menacer notre existence même. Dans les dernières pages de son livre, Harari y va de quelques prophéties, soulignant la nécessité d’établir « une politique informatique » et de « bâtir des institutions dotées de puissants mécanismes d’autocorrection ». Romain Boonen valide lui aussi ce constat : « Il est grand temps d’ériger des institutions publiques spécialisées dans la compréhension des outils et des révolutions technologiques en cours. Leur objectif sera de saisir les opportunités et de minimiser les risques. »

Sauver la planète?

Au-delà des espoirs et des craintes qui entourent l’avènement de l’IA, un autre constat s’impose : cette technologie est extrêmement énergivore. « Pour développer cet outil, il faut alimenter un centre de données. C’est un entrepôt dans lequel on installe des milliers de serveurs dans le but de les faire tourner 24 heures sur 24, indique Alexandre Pérard. Cela implique de produire énormément d’électricité. » Récemment, Martin Willame, un doctorant en télécommunications à l’UCLouvain, a estimé que, dans l’hypothèse où « 1% de la population mondiale utilisait une fois par jour ChatGPT, on aurait besoin de 27 centrales nucléaires de grande taille… » Le calcul de l’universitaire brabançon intervient au moment où Amazon annonce, à l’instar de Google, la construction de petits réacteurs nucléaires de nouvelle génération pour assurer ses besoins croissants en électricité. Cet appétit énergétique n’est pas étranger à l’intelligence artificielle. « Les programmes de développement nécessitent d’improbables quantités de données, précise Alexandre Pérard. Cela implique de faire tourner en permanence une énorme collection d’ordinateurs. »

« Penser que le coût environnemental va freiner les sociétés qui s’affairent à imposer l’IA, c’est un leurre, tranche Romain Boonen. Seules des limitations technologiques pourraient réellement freiner l’évolution de l’intelligence artificielle. Car les modèles développés dépendent de la puissance de calcul des algorithmes… Tout pourrait donc s’arrêter là. Mais depuis plusieurs mois, on voit que la demande en processeurs est largement supérieure à l’offre. Il suffit de regarder le chiffre d’affaires d’une société comme Nvidia. C’est une multinationale américaine qui fabrique des cartes graphiques profilées pour développer des outils IA. » Portée par l’accélération du secteur de l’intelligence artificielle, Nvidia est devenu, en juin 2024, la première capitalisation boursière au monde, atteignant 3.335 milliards (!) de dollars à la bourse de New York.

Romain continue : « On peut difficilement fermer les yeux sur les cotations boursières et les évolutions du marché : l’écologie n’est pas une limite pour les multinationales. Leur intérêt, c’est la rentabilité. Et vu les montants dont il est ici question, il faut être sacrément obtus pour refuser de regarder la réalité en face. L’IA va poursuivre son évolution. D’un point de vue technologique, c’est cousu de fil blanc. En revanche, il y a beaucoup à faire du côté législatif. L’Union européenne a montré l’exemple. Il faut maintenant poursuivre l’effort, instaurer des garde-fous juridiques, des freins légaux. »
Bien partie pour s’installer durablement dans nos vies, l’IA se façonne ainsi un avenir. « L’intelligence artificielle sera toujours là dans dix ans, soutient Alexandre Pérard. Mais son usage sera certainement fort éloigné des projections que l’on fait aujourd’hui… Il y a des tâches pour lesquelles l’outil va surpasser l’humain. Dans la production d’images et l’art digital, par exemple, on atteint déjà des niveaux stratosphériques. Mais “l’intelligence” de ces outils informatiques reste fondamentalement différente de celle des humains. Ces systèmes produisent du contenu, pas de la réflexion. L’IA repose sur une accumulation de données mais elle n’a pas la conscience des choses. Elle n’a pas la conscience de l’art, pas la conscience de la création et certainement pas la conscience de la culture. » De son côté, le monde de la culture est, lui, incontestablement, en train d’affûter sa conscience de l’IA.