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par le Conseil de la Musique

Annabel Lee

Le grand virage

Luc Lorfèvre

Trois ans après Let The Kid Go, dont la trajectoire avait été freinée par la pandémie, le trio bruxellois élargit son point de vue sur Drift. Entre questionnement et lâcher-prise, Annabel Lee met en avant les guitares garage, affiche sa mélancolie post-Covid et prend la température du moment présent. Explications avec Audrey Marot, chanteuse, guitariste et parolière.

Votre premier album Let The Kid Go est paru en mars 2020, quelques jours avant la mise sous cloche de la culture à cause de la pandémie. Comment avez-vous surmonté cette épreuve ?
L’album venait de sortir, nous avions quelques dates en France et la perspective de jouer l’été dans des festivals qui nous tenaient à cœur, comme le Dour Festival. Et puis tout s’est écroulé. Je ne vais pas mentir : nous avons accusé le coup. Nous étions complètement paumés. Il y a eu beaucoup de remises en question au sein du groupe et puis on s’est dit : « Essayons de faire ce que nous faisons le mieux : de la musique ». Nous nous sommes donc revus en mode chill, sans la moindre pression, l’échéance d’un concert ou d’une sortie de disque. Nous sortions nos instruments, on buvait un verre de vin, on se lançait dans une jam, on rigolait. Parfois nous arrêtions très vite de jouer, à d’autres moments, ça se prolongeait jusqu’au bout de la nuit. Ça nous a fait un bien fou. Pas mal de morceaux qui figurent sur notre nouvel album Drift viennent de cette période.

 

Audrey Marot

Je crois qu’effectivement la formule trio nous tire vers le haut.

 

La plupart des chansons de Let The Kid Go évoquaient des relations, fictives ou non, entre partenaires. Sur Drift, c’est le monde extérieur que vous observez.
Mon écriture a évolué. Beaucoup de textes sont venus pendant le Covid, une période assez bizarre pour tout le monde. Cela explique peut-être le côté mélancolique et sombre de certains morceaux. Il y a eu aussi du changement dans ma vie privée. Pendant des années, je me suis trouvée au cœur de relations sentimentales houleuses et j’écrivais là-dessus. Au début de la pandémie, j’ai découvert l’amour. Je vis désormais en couple, je suis heureuse sur un plan privé et affectif. Quand tout se passe bien dans ta vie, tu ressens moins le besoin de raconter tes petites histoires et tu regardes alors ce qui passe autour de toi pour trouver de nouvelles inspirations.

Drift a été réalisé en trois étapes au studio The Apiary, en France, par Amaury Sauvé (It It Anita, Birds In Row…). Quelle était la ligne directrice ?
Avant l’enregistrement et le mixage final, il y a eu une importante phase de préproduction qui nous a permis d’amener les chansons encore plus loin. Amaury Sauvé impose cette méthode pour chacune de ses collaborations. Il prend soin de décortiquer chaque morceau avec le groupe. C’était la première fois que nous travaillions de la sorte avec un producteur. Ça nous a permis de nous rendre compte que nous n’étions pas encore prêts. On a encore bossé deux mois avant d’enregistrer. Nous avions des schémas pour chaque composition, avec des repères, des mots-clefs, des indications techniques, des remarques… Le moment du morceau où je devais pousser la voix “comme Liam Gallagher dans un stade” et pas comme “si je chantais seule dans ma chambre”. Le passage où la guitare devait sonner “folk”, celui où nous pouvions “tout faire péter”… Il y a eu beaucoup de brainstorming mais le résultat est là. Au final, Drift est plus abouti, plus travaillé et plus diversifié que Let The Kid Go mais il est aussi plus proche de l’auditeur. Dans le communiqué envoyé aux médias, on dit que « chaque chanson est comme un instantané. Lorsque vous assemblerez tout cela, vous vous sentirez comme le quatrième membre d’Annabel Lee ».

Vous signez seule tous les textes des chansons. Vous discutez des thématiques entre vous ?
Oui, ça aide pour mieux capter l’atmosphère du morceau et y mettre les bonnes couleurs. Prenez By The Sea. A priori, un titre comme celui-là pourrait exprimer l’idée de partir au bord de l’eau avec tout ce que cela sous-entend habituellement: le soleil, les vacances, la baignade. Alors que moi, quand je pense “By The Sea”, c’est la mer du Nord en pleine semaine au mois de novembre, dans la grisaille, seule sur la plage, avec un imper jaune et le vent dans la tronche…

Qu’est-ce qui a été le plus difficile durant l’enregistrement ?
Les voix. Amaury Sauvé est hyper perfectionniste. Il m’a poussée dans mes derniers retranchements et parfois même bien au-delà quand c’était nécessaire. Il m’est arrivé de chialer. J’ai dû prendre sur moi, mais j’ai adoré. Si on doit refaire un disque, ce sera à nouveau avec lui.

La formule trio, c’est ce qui convient le mieux pour la musique que vous faites ?
Je crois qu’effectivement la formule trio nous tire vers le haut, Vankou (Jérôme “Vankou” Damien, basse, – ndlr), Hugo (Hugo Claudel, batterie, – ndlr) et moi. On s’est beaucoup cherché au début. Avec un quatrième membre dans le groupe qui jouait de la guitare, je pouvais me reposer, me limiter au minimum. À trois, j’ai dû ajouter un second ampli, des pédales d’effet, améliorer mon jeu. Je ne peux plus me cacher, je dois assumer que je suis devant avec le chant et la guitare. Si je me plante, c’est tout le groupe qui se plante, ça se voit et ça s’entend.

Le stress avant de monter sur scène est toujours là ?
Oui, et il sera toujours là. Ce n’est pas le risque d’un pépin technique qui me rend comme ça, c’est le regard des autres. Ça tient aussi inconsciemment du cliché “gonzesse qui joue de la guitare”. J’ai l’impression de devoir faire davantage mes preuves, au niveau maîtrise. Le plus dur, ce sont les showcases. Imaginer au fond de la salle les journalistes et les tourneurs qui sont habitués à voir des dizaines de concerts, ça me tétanise. Généralement, je demande à mon booker Damien de ne pas me dire quand il y a des pros dans la salle.

À ses débuts, le groupe Annabel Lee a été rattaché par certains médias à la scène “riot grrrl”, ce mouvement du rock alternatif aux idées féministes ayant émergé au début des années 90. Vous vous en êtes éloigné·es…
Au lancement du projet, les gens pensaient qu’Annabel Lee, c’était moi. Une seule fille. Je peux comprendre. Quand je débarquais avec mon mini-short, ma guitare électrique et ma dream pop à fortes influences nineties, le raccourci était facile. C’était mon projet, mes chansons, c’est moi qui répondais aux interviews. Il faut ajouter que j’étais jeune et célibataire. Annabel Lee était ma première expérience artistique. Je voulais plaire et me distinguer. Le truc, c’est que je n’ai jamais aimé être en avant et faire un projet solo. Nous avons beaucoup travaillé, notamment au niveau des photos et des clips, pour faire comprendre que nous étions un groupe de rock.

Est-ce qu’il y a eu des étapes symboliques qui vous permettent de mesurer le chemin parcouru depuis votre premier EP Wallflowers en 2017 ?
Oui. C’est marrant que vous me posiez la question car je me rends compte que j’avais pensé très tôt à ce truc d’étapes. Quand j’ai commencé le groupe, j’ai effet dressé une liste des choses que j’aimerais atteindre. Je rêvais notamment de jouer au Botanique et on y a joué à six reprises déjà, chaque fois dans des atmosphères différentes. J’avais aussi inscrit le Dour Festival dans ma wishlist et on y a été programmé en 2020. J’espérais également que le groupe soit photographié par Olivier Donnet (photographe indépendant qui collabore au Focus Vif, auteur de la série One Minute After, – ndlr) dont j’ai toujours apprécié le travail et ça s’est fait. J’avais pointé Les Inrocks et on vient de se produire à la Boule Noire, à Paris, dans une soirée organisée par l’hebdo français. Tout ça tenait du fantasme adolescent mais ça s’est réalisé. À chaque fois, j’ai pris ça comme une petite victoire.

Avez-vous enregistré Drift pour les mêmes raisons que Let The Kid Go ?
Non, Let The Kid Go est formé de chansons que j’avais composées seule et qui se trouvaient sur un disque dur de mon ordi. Un jour, j’ai voulu les faire partager. J’avais envie de jouer partout, en faire mon métier. Maintenant j’ai un boulot à temps plein, j’ai une vie privée. La musique reste une passion mais je suis plus dans le plaisir. Je suis très fière des chansons, de mon groupe et de ce qui nous arrive. On a pris un booker en France, un autre en Suisse, une attachée de presse pour la Flandre, on se professionnalise et on se donne les moyens pour faire développer le projet, mais je sais que j’ai autre chose à côté.


Annabel Lee
Drift
Humpty Dumpty Records