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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Les ciné-concerts

Quand le cinéma te tombe dessus

Julien Winkel

Depuis quelques années, plusieurs groupes ont décidé d’opérer un retour vers les origines du cinéma en composant et en jouant, en live, une bande son pour un film. Outre le défi artistique, le “ciné-concert” leur permet d’entrouvrir les portes de nouveaux lieux de concert, tout en cultivant une certaine modestie…

Jeudi 24 novembre. Il est un peu plus de 20h quand le groupe We Stood Like Kings monte sur la scène du Centre culturel de Braine-le-Comte. Le rituel qui s’ensuit a déjà été observé des centaines de milliers de fois par les amateurs de rock du monde entier : le batteur s’installe derrière ses fûts, son corps se contorsionnant à la recherche de la meilleure position en vue d’affronter le défi physique qui s’annonce. La pianiste caresse distraitement le clavier de son instrument. Le guitariste et le bassiste enclenchent l’une ou l’autre pédale, comme pour se rassurer que tout est en ordre au niveau technique.

 

Joris OsterSüb

Faire du ciné-concert, c’est une façon d’aller jouer
dans d’autres endroits, parfois insolites.

 

Pourtant, quelque chose diffère de l’ordinaire. En lieu et place de l’habituel brouhaha des concerts, un silence épais règne dans la salle alors que le groupe, presque dissimulé dans l’obscurité, ne prononce pas un mot. Et après quelques secondes, un écran de huit mètres sur cinq s’allume derrière les musicien·nes pour commencer à diffuser quelques images. Le groupe se lance alors dans l’interprétation de plages musicales post-rock qui, au cours des 75 minutes que durera Away, un film d’animation sorti en 2019 et réalisé par le letton Gints Zilbalodis, viendront créer une bande son en illustrant tous les instants, le spectateur se retrouvant à observer tantôt l’écran, tantôt le groupe, sans que jamais l’idée d’applaudir ne lui vienne à l’esprit, de peur de déranger le fil narratif ainsi créé.

Cette expérience, sorte de retour aux origines du cinéma, lorsque celui-ci était muet et agrémenté en live par un pianiste, porte un nom : le ciné-concert. « Il y a ciné-concert dès qu’il y a une histoire. On ne parle donc pas d’images diffusées n’importe comment sur lesquelles un groupe viendrait jouer », précise Joris Oster, directeur du Centre culturel de Braine-le-Comte. Depuis quelques années, des ciné-concerts gigantesques ont été organisés en Belgique, permettant à de grands orchestres symphoniques d’accompagner des classiques du cinéma hollywoodien comme E.T., l’extraterrestre ou encore Star Wars.

Mais en parallèle, quelques groupes indés francophones se sont aussi lancés dans l’aventure, dans des proportions plus modestes et en version plus rock. Modèle du genre, We Stood Like Kings a ainsi sorti son premier album en 2014, Berlin 1927, conçu comme une nouvelle partition pour Berlin, symphonie d’une grande ville, un film muet allemand réalisé en 1927 par Walther Ruttmann.« Il doit exister cinq ou six groupes du genre en Fédération Wallonie-Bruxelles, une dizaine au total en Belgique », continue Joris Oster, qui est également musicien au sein de Süb, un duo qui tourne avec un projet de… ciné-concert basé sur la réécriture de la bande son de La planète sauvage de René Laloux (1973). Une expérience qui lui a donné l’idée d’organiser SonicScreen, un festival dédié au genre que We Stood Like Kings, en cette soirée de 24 novembre, vient d’ouvrir et qui aura vu défiler, outre le groupe bruxellois, des artistes comme Dario Mars ou encore Romain Renard.

Le ciné, source d’inspiration

Mais pourquoi se lancer dans la création « d’un groupe de niche, qui joue un style de niche », comme le décrit Judith Hoorens, pianiste au sein de We Stood Like Kings ? Quelques heures avant le concert de Braine-le-Comte, la musicienne avait pris du temps pour expliquer la démarche du groupe dans un café bruxellois. « Nous avons commencé comme un groupe “normal”, sans ciné-concert, explique-t-elle. Fin 2011, nous avons rencontré quelqu’un du Royal Institute for Theater, Cinema and Sound (RITCS), qui nous a parlé du film Berlin, symphonie d’une grande ville et nous a proposé de composer une nouvelle bande-son, avec à la clé une première représentation publique dans la salle de cette Haute École de cinéma. »

Si le début de l’histoire tient donc du hasard, le ciné-concert est devenu depuis une marque de fabrique de la formation qui a sorti trois autres albums du genre, dont Away. « Nous n’avons pas envie d’être identifiés comme “ciné-concert”, nous avons d’ailleurs sorti un album en 2020 (Classical Re:works, – ndlr) revisitant le classique, nuance Judith Hoorens. Mais nous sommes un groupe à concepts, qui aime travailler avec une source d’inspiration. »

Et pour cela, le cinéma reste un “must”, ce n’est pas Renaud Mayeur, AKA Dario Mars, qui dira le contraire. Fondateur du groupe Hulk, Renaud Mayeur a ensuite fait parler de lui en tant que compositeur pour le cinéma. En 2008, il compose et enregistre la musique originale du film Eldorado, de Bouli Lanners. Avant de remettre le couvert, notamment en 2012 avec Torpedo de Matthieu Donck, et de recevoir en 2013 le Magritte de la meilleure musique originale pour Mobile Home de François Pirot. « Le cinéma m’est tombé dessus », explique-t-il. Pourtant, avec le temps, l’envie lui prend de tenter quelque chose d’autre. C’est qu’au cinéma, il n’a pas forcément eu son mot à dire sur le style de musique qu’il était censé composer. « Quand on te demande une musique inspirée de la musique traditionnelle israélienne, tu te dis “Bon, OK, on va tenter quelque chose” », se marre-t-il. Soucieux d’opérer un retour vers ses « plates-bandes », à savoir le rock psyché des années 60 et 70 (Stooges, Kinks, Velvet Underground…), Renaud Mayeur tombe sur un film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Le choc est tel qu’il décide de monter un patchwork des trois long-métrages du duo (Amer, L’étrange couleurs des larmes de ton corps et Laissez bronzer les cadavres !) et d’en écrire la bande-son, avant de jouer le tout en live. « Leurs images habillent notre musique et l’inverse », note-t-il, alors que Judith Hoorens parle de « symbiose, d’expérience totale ».

Pudeur et discrétion

D’après Judith Hoorens, Renaud Mayeur et Joris Oster, le ciné-concert a cependant bien plus à offrir qu’une satisfaction artistique aux musicien·nes. « Il y a de moins en moins de clubs et les festivals sont souvent réservés à la musique mainstream, explique Joris Oster en enfilant sa casquette de musicien au sein de Süb. Faire du ciné-concert, c’est une façon d’aller jouer dans d’autres endroits, parfois insolites. » Les portes des centres culturels, des cinémas, des salons littéraires, remplis d’un public nouveau, s’entrouvrent donc.


Judith Hoorens - We Stood Like Kings
Tout est synchronisé au quart de seconde près.

 

Autre avantage : jouer dans une obscurité relative, au service de quelque chose de plus grand, semble vraiment convenir à certains. « Cette pudeur, cette discrétion, j’adore, s’exclame Renaud Mayeur. Le côté “pose”, où tu es le spectacle, je l’ai fait et j’assume. Mais j’ai 50 ans et me retrouver à l’ombre de quelque chose me comble aujourd’hui. » D’autant plus que cette discrétion permet aussi de se concentrer sur l’interprétation. Ce qui ne veut pas dire que faire du ciné-concert ne génère pas de stress. Chaque film a son propre rythme et les groupes sont donc obligés de jouer au métronome. « Notre troisième album est une bande son de Koyaanisqatsi, film où il y a une explosion d’une bombe. Si notre jeu n’est pas raccord avec celle-ci, cela ne fonctionne pas, explique Judith Hoorens. Tout est donc synchronisé au quart de seconde près. » Dans ce contexte, pas de place non plus pour l’improvisation ou la moindre erreur. Une fois le film démarré, pas question de l’arrêter. « Il ne faudrait pas qu’on soit obligés d’aller aux toilettes ou que l’ordinateur, qui gère le clic et le film, décide de crasher », s’amuse Joris Oster.

De petits désagréments qui n’empêchent pas le ciné-concert de se développer, même si Judith Hoorens, forte de l’expérience de ses nombreux concerts en Belgique et à l’étranger avec We Stood Like Kings, ne voit pas une “scène” émerger. « Le culte de la personnalité a du plomb dans l’aile. Les gens ont aujourd’hui besoin de musique pure et d’autres disciplines », conclut Renaud Mayeur.