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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Jeremy Alonzi

Performer et philosophe

Didier Stiers

Ça commence à faire un bail aujourd’hui qu’il n’est plus seulement “Dirty Coq” au sein du trio The Experimental Tropic Blues Band. Au fil des ans, le multi-instrumentiste liégeois a démultiplié ses activités musicales. Mais qu’est-ce donc qui le fait courir ?

Jeremy Alonzi

On l’a donc vu et plutôt deux fois qu’une avec The Experimental Tropic Blues Band. Parallèlement dans Ginger Bamboo, avec les mêmes Tropic mais rebaptisés The Belgians le temps d’un “ciné concert” noir/jaune/rouge, ou encore à la création sonore pour Tacoma garage, un spectacle multi-disciplinaire de Corentin Skwara conçu autour du come-back des Sonics après des décennies de retraite. Et puis, on soupçonne assez fort Jeremy Alonzi de ne pas être pour rien dans l’électronique de Müholos. Plus récemment, il s’est en outre manifesté en Chevalier Surprise, puis en one man band dingo, alias Kamikazé, ainsi qu’aux claviers dans l’éphémère The Italian Job, super groupe monté pour le Roots & Roses 2022 et réunissant Marcella Di Troïa (Black Mirrors), Romano Nervoso, Lord Benardo (Boogie Beasts) et Mario Goossens (Triggerfinger). Côté ciné, il a affiché sa bobine dans Spit’n’split de Jérôme Vandewattyne, avec ses camarades de Tropic (et d’autres encore), un film qui « parle des tournées de rock, des bien foireuses qui puent les caves sordides peuplées de cramés du cerveau, des interminables trajets en van, d’amitiés maladroites et de la difficulté de cohabiter. Le tout, saupoudré de Baby Bamboo, cette pipe magique qui permet de s’évader dans des songes psychédéliques… » Plus paisible : dans Un monde plus grand de Fabienne Berthaud, avec Cécile de France et Ludivine Sagnier. Et tout ça… quand il ne fait pas l’arbitre le dimanche du Micro Festival pour contrôler le respect des règles du Championnat du Monde de Chaises Musicales !

 

Jeremy Alonzi

Dans Tropic comme dans les autres projets, un morceau n’est pas une pièce qu’on reproduit.
Tout est possible.

 

Mais commençons par le commencement. Jeremy Alonzi (non, pas d’accent sur les “e”) a vu le jour à Liège, le 9 septembre 1978. Un samedi. Son père est artiste peintre, sa mère aujourd’hui retraitée était vendeuse, et lui est fils unique. « Je pense que tout l’artistique chez moi est venu de mon père, bien entendu. Mais il ne m’a pas poussé ou même guidé. Il vient d’un milieu très modeste, il n’a pas vraiment été à l’école, il a beaucoup travaillé à l’abattoir… Il n’y a pas réellement eu de transmission. Ou alors elle s’est faite de manière naturelle : quand j’étais petit, il peignait au salon puis s’est fait un petit atelier dans le grenier, qui est devenu ma chambre après. Donc j’ai quand même été nourri de tout ça, juste en observant. » En observant, ajoute Jeremy, une espèce de mélange entre figuratif et art brut : « Mon père est lui-même un personnage assez brut. Avec les années et le recul, je pense que j’ai développé inconsciemment une approche “brute” de l’art. C’est ce que je sais le mieux faire. »

Comme les scouts

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le Liégeois n’a pas commencé par avoir une guitare en main, mais bien assis derrière une batterie. « J’ai rencontré Jean-Jacques, le chanteur des Tropic, en secondaire. Un jour, il m’a fait venir chez lui, il a pris sa guitare et il a joué le riff de Smells like teen spirit de Nirvana. Je me suis dit “p…, je vais apprendre la batterie”. Et j’ai commencé comme ça, avec un casque, en écoutant les disques de Nirvana et en singeant ce que faisait Dave Grohl. » Difficile de faire plus simple… « J’avais juste fantasmé l’idée de jouer de la batterie. Finalement, j’en ai acheté une et je m’y suis mis directement alors que je n’en avais jamais joué auparavant. »

Au début, c’était comme les scouts, raconte-t-il : « On se réunit, personne ne compose et on fait de la musique ensemble. C’est maladroit mais c’est ça qui est beau là-dedans. Ce n’est pas vraiment intellectualisé : tu t’amènes, tu joues, tu ne sais même pas ce que tu veux faire comme musique. » Et ça a été comme ça pendant une dizaine d’années… « C’était plutôt se retrouver dans le local où tout le monde avait le droit de parole, trois fois par semaine, fumer des joints et faire de la musique. C’était sympa. »

 

Jeremy Alonzi - Chevalier Surprise

C’est vraiment le projet artistique le plus émotionnellement puissant dans lequel je me suis lancé !


Sympa mais chronophage à l’échelle d’aujourd’hui. Plus question de fonctionner de la sorte. Au sein du trio des Tropic, il y a le duo de compositeurs qu’il forme avec Jean-Jacques Thomsin, lequel écrit les textes. Et dans Chevalier Surprise, on retrouve David D’Inverno, le batteur des susmentionnés… à la batterie. « Avec les années, il s’est passé un truc : on a développé une espèce de langage sans mots. On joue, on se regarde et “on sait”. Je remarque que dans beaucoup de groupes, il n’y a pas de liberté, c’est très figé. Et ça m’énerve. Dans Tropic comme dans les autres projets, un morceau n’est pas une pièce qu’on reproduit. Tout est possible. aussi parce qu’une salle n’est pas l’autre, un public n’est pas l’autre. Jouer tout le temps le même truc n’a pas d’intérêt. Et donc, pendant toutes ces années, on a développé une gestuelle et des échanges de regards qui font qu’on sait quand s’arrêter, quand continuer, qu’on va jouer ou non tel ou tel passage. Et c’est aussi parce que la matière n’est pas figée qu’on s’amuse sur scène. »

Mais Chevalier Surprise, ce n’en est pas moins une approche différente pour l’intéressé. Même s’il y amène des riffs, il ne joue pas au chef d’orchestre pour autant. Autre philosophie, autre puissance artistique. « Tout passe dans le fait que ce soit un autiste, un soi-disant “inadapté”, qui gère tout. L’intérêt, c’est que les autistes s’expriment le plus librement possible. Moi, je ne veux pas en faire des singes savants. Le singe savant là-dedans, c’est moi. Eux insufflent l’énergie et proposent. En live, Oméga est très directif. » Et d’eux, Jeremy Alonzi reçoit… beaucoup ! « J’apprends énormément d’Oméga et de Juju. Sur scène, ce sont les gens les plus adaptés que j’aie jamais vu. Ils m’apprennent le lâcher-prise, l’adaptation artistique, la sincérité. C’est vraiment le projet artistique le plus émotionnellement puissant dans lequel je me suis lancé ! »

C’est pour rire

Et cette rencontre avec Jon Spencer, quand The Experimental Tropic Blue Band est allé enregistrer l’album Liquid love sorti en 2011, a-t-elle changé sa vie d’artiste ? « Effectivement, il y a à ce moment-là un intérêt de la presse et autre… mais c’est un peu dommage qu’il faille faire des trucs comme ça pour en susciter ! Que ta qualité de musicien se mesure à ce genre de choses qui peuvent sembler “un petit peu exotiques”. Moi, je n’ai jamais arrêté de faire de la musique, c’est ce qu’on a toujours fait, et c’est quand je me retrouve à New York, une fois, que tout le monde trouve ça génial… Ici en l’occurrence, je travaille sur de la musique de film et personne ne m’a jamais interviewé là-dessus. » Il rit : « Ou alors tout le monde s’en fout. Je te tends la perche, là… ».

Damned, c’est vrai : on vient de tomber sur celle écrite pour La pote d’un pote, court-métrage de Julien Henry ! Et en cette fin décembre, son actualité, c’est effectivement la musique de film. Plus précisément la musique de Baraki, la série de la RTBF sortie en 2021. Il avait déjà signé celle de la saison 1 et là, il bosse sur la 2, à voir d’ici peu. « C’est un travail de dingue, à faire en trois mois, y compris le décorum sonore, les klaxons, les sonneries de téléphone, tout. C’est… titanesque ! »

La musique et lui, ça fait donc un paquet d’années. Il rit en calculant leur nombre. « Il propose toujours des projets foireux et je saute dedans, confiait ainsi en 2018 le réalisateur Jérôme Vandewattyne au journaliste Pierre Targnion. Il a une telle spontanéité, une telle philosophie, que t’as juste envie de le suivre dans ses aventures. » Mais que cherche-t-il, au fil de la multiplication des projets dans lesquels il s’implique ? « D’abord, nous répond Jeremy, j’aime expérimenter. J’aime bien être dans mon petit laboratoire de musique, créer des bazars, avoir des idées farfelues… Après, mon moteur, c’est faire rire mes copains. Et me faire marrer moi, d’abord. Mais l’idée de faire rire, en l’occurrence mon pote Jean-Jacques, c’est ce qui me permet d’y aller à fond. C’est une démarche très simple et presque naïve : “On en fait quoi, de ce truc ?”. Si jamais je prenais ça au sérieux, je ne le ferais pas, je pense, ça m’emmerderait. »