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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

L'art outsider

Handicap, quel handicap?

Jean-Philippe Lejeune

Depuis une trentaine d’années la Belgique est pionnière dans le travail artistique avec des personnes en situation de handicap. En témoigne d’ailleurs le travail mené par Le CEC1 La Hesse, une association artistique et culturelle « qui transcende la simple connexion entre artistes handicapés et non-handicapés pour raconter la recherche d’un terrain d’entente entre deux modus vivendi de l’art ». Dans son sillage, ou parallèlement, plusieurs projets musicaux ont vu le jour puis ont été signés sur des labels. On ne compte même plus leurs prestations scéniques à l’invitation de festivals de musique expérimentale comme le Sonique (Villette) à Paris. Voici l’histoire de ces groupes hors du commun dont l’aura dépasse les frontières de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

CHEVALIER SURPRISE

Le Wild Classical Music Ensemble est l’un des premiers projets de ce type à avoir vu le jour, il y a une quinzaine d’années. À l’époque, Damien Magnette, musicien et créateur, fait un remplacement dans un atelier de sculpture pour personnes fragiles… et c’est le flash artistique. « Je suis musicien, pas éducateur, je ne travaille pas dans une structure et c’est vraiment par intérêt artistique que j’ai suivi cette direction, pas par un biais social ou complaisant. Je sortais d’une école d’art et j’avais envie de me reconnecter à une réalité artistique plus ancrée. Je voulais une démarche punk et free par rapport à ce qui se faisait. Je voulais faire des rencontres, échanger, collaborer et voir ce qui se passe. » Mais quand Damien s’est mis à la recherche de personnes pour lancer son projet, toutes les portes étaient fermées. Puis c’est la rencontre avec Luc Vandierendonck de l’asbl VZWwith2, à Courtrai, au sein des ateliers d’arts plastiques pour personnes porteuses de handicap. Certain·e·s avaient envie de participer à un projet musical. « Mon présupposé était que les personnes handicapées étaient très douées pour l’improvisation libre, pour ce qui est arythmique, atonal… On a expérimenté pendant six mois, le groupe était mouvant jusqu’à l’arrivée d’un guitariste, je me suis mis à la batterie pour pouvoir diriger et driver le groupe et l’alchimie a opéré. Ensuite on a été invité par Tuyau, une structure de musique expérimentale basée à Bruxelles. Le test nous a rassurés et nous avons continué. »

 

Damien Magnette
« Dans l’art outsider, il y a une authenticité rare. »

 

Damien a été inspiré par les Reynols d’Alan Courtis, un groupe de musique expérimentale, fondé en Argentine au milieu des années 90, connu dans tout le pays et qui intégrait une personne handicapée en tant que leader3. Mais le travail du musicien avec le Wild va plus loin encore puisqu’il a créé des instruments sur mesure adaptés aux différents membres du groupes : « On a construit une sorte de basse pour Sébastien, l’égérie du groupe ; pour Wim on a aussi adapté un sampler sur un multi-effets à pavé tactile ; Johan, le souffleur, peut jouer de plusieurs instruments avec un contrôleur qui est déclenché par le souffle. »

Le Wild Classical Music Ensemble est donc un groupe pionnier, après un premier album enregistré au CEC la Hesse avec Antoine Boulangé (The Choolers Division), ils en ont trois à leur actif depuis. Au terme “personne en situation de handicap mental”, Damien préfère parler d’outsider : « Au niveau de l’histoire de l’art, Dubuffet s’est rendu compte qu’il y avait des productions dans les asiles psychiatriques, et ailleurs, ce qu’il a appelé l’art brut. Cette dénomination a bougé avec le temps vers celle d’art outsider. Ce qui inclus tous les gens en dehors du circuit professionnalisant de l’art, donc des personnes qui ont une pratique artistique sans vouloir une reconnaissance. Cela peut être un amateur qui fait des sculptures dans son jardin. Dans l’art outsider, il y a une authenticité rare ». Le groupe est signé sur Born Bad Records, un label parisien de rock indépendant qui compte parmi ses poulains des groupes comme Cheveu, La Femme, Vox Low… Et le band ne chôme pas, puisqu’un nouvel opus, en collaboration avec Lee Ranaldo (le guitariste de Sonic Youth) devrait sortir prochainement sur un petit label lillois, Label Brut, puis un autre album est en préparation… et une tournée est prévue pour le mois de mars 2023.

Dans la lignée du Wild, Choolers Division fête quasiment leurs dix années d’existence. C’est en pleine tournée estivale dans le sud de la France, à Chalon-sur-Saône que nous parvenons à les contacter. La première mouture du groupe comptait douze personnes et était logistiquement assez difficile à faire tourner. Il a donc été décidé de créer une plus petite formule hip-hop avec Antoine Boulangé, éducateur, Jean-Camille Charles et deux rappeurs, Kostia Botkine et Philippe Marien. Kostia vient du sud de la France et a rencontré Antoine dans le cadre d’un atelier du Créham et Philippe a intégré le groupe via une “Choolers Academy”, c’est-à-dire un casting pour recruter de nouveaux musiciens plus jeunes. Il est passé par tous les instruments (trombone, batterie, guitare…) avant le rap. Le duo de rappeurs ne se connaissait pas avant. Kostia parle de son parcours : « Je viens de la région d’Aix-en-Provence, je fais beaucoup de hip-hop. Mon père jouait de la flûte et ma mère de la guitare, j’ai baigné dans la musique. » Et Philippe d’ajouter fièrement : « Nous avons tourné dans de nombreux pays comme l’Allemagne, la Suède, le Luxembourg, la Suisse, la Hollande, l’Espagne, on joue peu en Belgique sauf à Bruxelles. On signe même des autographes ». Le groupe se produit dans un certain nombre de festivals alternatifs, plus underground, où le public est plus ouvert. « Nous avons beaucoup de bonnes critiques artistiques, précise Antoine, nous ne sommes pas dans une démarche où le public montre de la compassion face à des personnes avec un handicap. »
 

Anne-Françoise Rouche
« Le public restera sur cette idée que les personnes fragiles amènent quelque chose à la culture
et il ne les verra plus comme des personnes à charge de la société. »

 

Anne-Françoise Rouche, directrice du CEC la Hesse à Vielsalm connaît bien Choolers Division et travaille depuis longtemps sur ces rencontres entre artistes avec ou sans handicap. « Il faut une certaine exigence, bien sûr, tout le monde peut expérimenter mais ce qui va être montré sur scène doit être au point. Si la première confrontation à la différence ou au handicap par le biais d’une prestation artistique est positive, le public restera sur cette idée que les personnes fragiles amènent quelque chose à la culture et il ne les verra plus comme des personnes à charge de la société. » Les Choolers se sont souvent produits à Vielsalm. Et ce sera encore le cas le 28 mai 2023 lors d’une grande exposition à la S Grand Atelier avec la Jungle, Cocaïne Piss, Chevalier Surprise. À l’occasion de ces portes ouvertes, c’est le réalisateur et comédien Bouli Lanners qui sera le maître de cérémonie.

Un des derniers-nés dans cette mouvance s’appelle Chevalier Surprise. Leur histoire commence en 2018, quand le musicien Rémi Rotsaert (Dalton Telegramme, BaliMurphy…), travaillait à Zone-Art asbl à Verviers. Dans ce service qui organise des ateliers artistiques pour personnes en situation de handicap mental, il proposait des accompagnements musicaux. « Rémi m’a proposé de former un groupe et de lui donner un coup de main, explique le guitariste Jeremy Alonzi (aussi dans le groupe The Experimental Tropic Blues Band). Nous étions une quinzaine au départ, Rémi est parti faire des études d’infirmier et on m’a proposé de reprendre le projet. » Jeremy a voulu faire un band “plus carré” et pour ce faire, il s’est adjoint les services de David d'Inverno / La Scarpetta (le batteur des Tropic)… et comme le monde est petit, il avait déjà travaillé avec Philippe et Kosta des Choolers. Chevalier Surprise est un groupe de rock mais avec des codes plus hip-hop contemporain, emmené par deux rappeurs, Omega, qui vient d’une famille de musiciens, et Julien, qui est ténor et a fait partie d’une chorale. « Je me suis rendu compte, constate Jeremy, que j’étais en compagnie des gens les plus adaptés jamais rencontrés. Leur façon d’aborder la musique et d’être sur scène m’apporte énormément d’enseignements, ils sont justes, ils sont vrais, il n’y a pas de filtre ! » Le groupe a sorti un album sur Spotify, Morceau de Bravoure, un disque fait avec peu de moyens. Julien explique son rôle dans le groupe : « On est un bon groupe parce qu’on fait du rock et moi je chante et je gueule, ça me fait du bien, ça m’aide à extérioriser ma colère, ma frustration. » Et Jeremy Alonzi d’ajouter en guise de conclusion : « Toute leur vie, on a dit à ces personnes : fais ceci, ne fais pas ça… Et là, on leur dit “vas-y, fait tout ce que tu veux, exprime-toi !”. Quand je les accompagne, je vois à travers leurs yeux ce que j’ai vécu moi lors de mes premiers concerts, comme la première fois où j’ai joué à Dour ou à La Zone. Ils signent aussi des autographes. Ils sont mis en valeur, ils existent. » Chevalier Surprise sera sur la scène du Rockerill de Charleroi, le 2 décembre.

Non loin de là, à Mons, c’est un duo plutôt remuant et expérimental qui a vu le jour : La Jungle ! Ce duo techno/kraut/transe n’en finit pas de tourner chez nous mais aussi en France, en Hollande et en Suisse. Malgré une activité plutôt intense, Matthieu Flasse et Rémi Vernant ont répondu à l’appel d’Antoine Capet du collectif Brut Pop qui travaille avec des personnes porteuses de handicap dans le cadre de Esch2022, Esch-sur-Alzette est Capitale Européenne de la Culture en cette année 2022. « Antoine crée des instruments spécifiques, explique Rémi. Dans le cadre de cette résidence, il avait un rôle de chef d’orchestre, c’est lui qui “mixait” tout le monde. Nous jouions avec six adolescents d’un Institut médicoéducatif (IME) et le but était d’intégrer trois groupes, dont La Jungle, pour proposer un concert. C’est la première fois que l’on travaillait avec ce genre de personne. » Les deux musiciens sont unanimes, ils ont énormément appris dans cette expérience, comme le souligne Matthieu : « On a laissé libre cours aux propositions des jeunes, nous ne voulions pas qu’ils chantent simplement sur La Jungle. Ces ados n’avaient jamais touché un instrument de leur vie et leurs instruments ont été simplifiés. Ils n’avaient jamais travaillé le rythme non plus : c’était leur première rencontre avec la musique et ils en ont sorti des phrases, un rythme, des mélodies de voix… Nous avons juste enrobé le tout afin de bâtir une charpente pour les soutenir ».

Et le duo ne s’est pas arrêté là car pour leur prochain album, ils se sont associés au musée bruxellois Art et Marges afin de rencontrer des artistes pratiquant l’art brut. « Nous voulions un vrai album de La Jungle mais avec une autre approche dans la composition et dans le graphisme. Nous avons fait des recherches dans différents centres et nous avons choisi les artistes qui nous plaisaient. Cela nous a permis de découvrir leur travail, leur univers. » Matthieu et Rémi ont composé un titre pour chacun de ces artistes en leur proposant de peindre ou de dessiner sur la chanson. Onze artistes, onze chansons. L’album sera enregistré d’ici la fin de l’année !

1. Centre d’Expression et de Créativité
2. Chez Wit.h, vivre l’art est affaire de collaboration et de dialogue entre artistes avec et sans handicap, entre l’individu et la société. www.wzwith.org
3. Pour en savoir plus, voir le documentaire Buscando a Reynols (72 min) sur YouTube.