Une image de marque
Des directeurs artistiques au service de l'identité des artistes
Pour tenter de sortir du lot, les artistes, même émergent·es, font de plus en plus appel à des directeurs ou directrices artistiques. Ensemble, ils vont déterminer le territoire visuel d’un projet pour marquer le plus possible les esprits au premier coup d’œil. Un métier désormais central dans l’industrie musicale.
Dans le clip de Loser, Rori apparaît en uniforme scolaire, déambule dans les couloirs d’une école lugubre aux côtés de ses camarades et pose pour la photo de classe. Sur les images qui accompagnent cette sortie, on retrouve ces mêmes fonds grisâtres, cette même inscription à la craie sur le tableau, cette même chemise blanche, cette même moue. Sur ses réseaux sociaux, les différentes publications exploitent une nouvelle fois ces codes couleurs et graphiques. Une cohérence conservée au travers de différents supports. Derrière cette homogénéité visuelle, on retrouve Eliott Duckers (Dragon Eliott), directeur artistique. C’est lui, la tête pensante du projet. « Être directeur artistique, c’est parvenir à trouver un concept qui soit visuel, narratif ou théorique et réussir à lui donner vie en respectant la vision initiale. » C’est donc ça, la fameuse “DA”. Deux lettres qui s’imposent de plus en plus dans l’industrie musicale depuis quelques années. Deux lettres qui regroupent un éventail de responsabilités très large et varié, qui évolue selon les disciplines artistiques et les individus.
Pour Eliott Duckers, tout commence par beaucoup de réunions et d’échanges avec l’artiste et son équipe. De nombreux “moodboards” sont élaborés pour se donner des inspirations et trouver les éléments marquants. Un fonctionnement similaire aux campagnes de pub dans lesquelles on cherche à attirer l’attention du public. Si les méthodes et les objectifs se ressemblent, l’aspect artistique prime ici encore sur celui promotionnel. Une fois la direction trouvée, il convient de solliciter les bonnes personnes pour réaliser toutes ces idées. Et de faire comprendre cette vision au photographe, styliste, maquilleur·se, réalisateur·rice, chef·fe déco, graphiste, boîte de production… amené·es sur le projet. « Le directeur artistique est un intermédiaire qui va prendre les décisions créatives. Celles-ci vont se répercuter sur toutes les chaînes de production créatives impliquées. »
Charles
Il y a plein d’artistes qui, musicalement, ne sont pas spécialement forts
mais qui, visuellement, sont monstrueux.
En bout de course, le directeur artistique livre une cargaison bien fournie de différents contenus : teaser, cover du single, deux images de relance pour les réseaux, un TikTok, un clip, le teaser du clip… Ceux-ci changent en fonction des demandes et du projet. Le Liégeois qui a également travaillé avec Roméo Elvis, Angèle, Bianca Costa et K.ZIA compare son métier, d’une certaine manière, à celui d’un “wedding planner”. Tout comme les mariés, les artistes préfèrent parfois se concentrer sur leurs autres tâches et ne pas s’ajouter des responsabilités. Une manière, pour eux, de garder du recul et la tête froide. Comme le souligne Eliott Duckers, il n’existe pas de manuel pour devenir directeur artistique. « Je crois que c’est ça qui fait tout l’intérêt du job. On travaille tous différemment. On a tous des visions différentes. »
Romain Garcin, lui, multiplie les casquettes. En plus d’être directeur artistique, il est aussi graphiste et photographe. Ce qui lui permet de moins déléguer et d’avoir davantage le contrôle pendant tout le déroulé. On le connaît pour son travail avec des grands noms du rap francophone : Bakari, SDM, Isha, MC Solaar, Caballero et JeanJass ou encore L’Or du Commun. Le Français basé à Bruxelles va longuement discuter avec les artistes de leurs envies pour dégager des lignes directrices. Parfois, il n’est même pas nécessaire d’écouter l’album en amont pour en réaliser la pochette. Il a d’ailleurs découvert l’entièreté de QALF (2022) et de Lithopédion (2018) en même temps que tout le monde. « Damso préfère davantage travailler sur des concepts. On va réfléchir avec des mots-clés ou du ressenti par exemple. Quand on bossait sur QALF, il m’a demandé de tester un visuel en m’inspirant de l’emoji Western, un rocher un peu rouge avec un coucher de soleil derrière. » Le touche-à-tout admet parfois même préférer écouter les chansons après, associées à ses visuels. « Je suis toujours bluffé par la cohérence entre les deux. »
Adèle Boterf, elle, demande toujours à écouter les chansons avant pour mieux comprendre les intentions. Quand cela est possible. Il peut arriver que la photographe et directrice artistique (BOTA, Boa Joo, Youssef Swatt’s, Alice Martin) ne reçoive que des maquettes. « La musique peut n’être même pas terminée que les images le sont déjà. Celles-ci peuvent même venir inspirer les artistes pour compléter leur projet. Si on a choisi une DA spécifique avec certains éléments sur la cover, l’artiste peut décider par la suite de puiser là-dedans pour terminer des titres et avoir encore plus de liens entre l’image et la musique. » Un dialogue qui ne coule pas toujours de source pour certains artistes. Pour l’autrice-compositrice Charles, la traduction en image de sa musique n’a pas toujours été aisée. « Moi, je fais mes chansons, je fais ce qui sort de ma tête. C’est difficile après de refléter ça en images par la suite. Il y a tellement d’options, il faut trouver les bonnes personnes et avoir les bonnes idées au bon moment. » Déçue de ses expériences passées, elle organise déjà les shootings pour son prochain EP prévu pour l’année prochaine, avec de nouveaux directeurs artistiques. « Cette fois, on veut vraiment que la partie visuelle soit ancrée dans le projet. » L’interprète de Le Marbre souligne que la force du visuel est non négligeable. « Il y a plein d’artistes qui musicalement ne sont pas spécialement forts mais qui, visuellement, sont monstrueux. Ça fait la force d’un projet aussi. Ça peut tout changer », reconnaît-elle.
Comme l’assure Romain Garcin, l’image occupe une place importante dans la carrière musicale. « Cela se joue presque dorénavant à 50/50 avec la musique », constate-t-il. Dans un milieu ultra-compétitif et saturé, il faut parvenir à se démarquer. « Les artistes qui débutent doivent être impactants dès le début. Mais ils ont parfois tendance à tout vouloir balancer dès le premier album, quitte à présenter quelque chose d’un peu indigeste et de difficilement compréhensible. » Alster, lui, s’apprête à faire ses débuts sur la scène musicale à la rentrée. Il voit le visuel comme une vitrine, une carte de visite, une étape essentielle de son projet. « Aujourd’hui, on consomme de la musique de manière très rapide, en 15 ou 30 secondes. Ce qu’on retient, ce sont souvent avant tout les visuels. » Dans son cas, ceux-ci ont été pensés au moment de la création des chansons. « Dans ma musique, il y a un côté un peu pop-rock, je m’imaginais dans un skatepark californien. » L’artiste bruxellois a alors fait appel à un professionnel pour mettre ces idées-là en pratique. En misant sur le skate et les US, Alster espère miser sur un champ visuel plutôt intemporel. « Je ne voulais pas quelque chose de trop éclectique dès le départ ni quelque chose qui “fasse stylé” ou tendance. »
Pour Juliette et Charlotte Castay, directrices artistiques, scénographes et réalisatrices belges très demandées en France (Julien Granel, Bon Entendeur, Nelick, Voyou), il faut rester en phase avec la personnalité et l’envie de l’artiste. « C’est certain, l’identité visuelle d’un artiste fait la différence, concède Charlotte Castay. Mais ce qui peut être fort pour l’un ne l’est pas forcément pour un autre. Si un artiste n’est pas à l’aise avec l’exercice de se mettre en scène et d’être démonstratif, on va plutôt se tourner vers une image simple et belle. On adapte le stylisme et les photos en conséquence. » Et si au contraire, un·e chanteur·se préfère jouer sur un style plus extravagant, les sœurs vont partir sur des concepts vidéo et des clips plus barrés. « Quoiqu’il en soit, avoir quelqu’un pour soulager, amener un regard neuf et trouver les bonnes personnes qui pourront exprimer ce qu’ils renferment est pour nous essentiel et mieux vaut le faire dès le début d’une carrière. »