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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Céline Scheen

La soprano qui danse dans sa tête

Stéphane Renard

Venue tard au chant baroque, la Verviétoise s’est imposée sur la scène internationale comme l’une des grandes voix de la musique ancienne. Portrait à cœur ouvert d’une épidermique à la sincérité aussi désarmante qu’attachante.

Nous sommes en 2008. Céline Scheen vient d’être élue “Jeune musicienne de l’année” par la presse musicale belge. Un coup de cœur combien légitime pour un parcours auquel les professionnel·les du classique prédisent de longues et belles années. Bien vu… La soprano verviétoise est aujourd’hui sollicitée par les meilleurs ensembles de musique ancienne. « Je ne suis pas souvent chez moi ! », nous confie-t-elle, à peine rentrée de Norvège. Elle y a chanté le programme de l’album Himmelsmusik, nominé aux Grammy Awards, ultime étape d’un mois de janvier « dantesque ». Et dire qu’elle faillit ne jamais faire carrière dans le chant…
Carrière n’est d’ailleurs pas le bon mot, avec ce qu’il suppose d’ambition parfois écrasante. Rien de cela chez Céline. Son désir le plus cher, qu’elle nous confia à l’époque de son prix, était de « savourer ce qui est beau, en se tournant toujours vers la lumière des choses ». Un cap qui, seize plus tard, n’a pas varié d’un iota, même si cette grande anxieuse a dû apprendre à gérer sa médiatisation. « Cela va un peu mieux depuis que je ne lis plus les critiques, avoue-t-elle tout sourire. Mais je crains toujours la façon dont sera reçu ce que je donne sur scène. » Tel est le prix à payer quand on met la barre très haut. Les émotions qui bouleversent s’expriment toujours sans tricher.
 

Céline Scheen
Peu importe le montant du cachet ou la scène,
du moment que cela soit de la belle musique !


Révélation londonienne

Si elle chante dès l’âge de 5 ans dans la chorale du village de Plombières que dirige son papa, une vie professionnelle consacrée au chant semblait cependant compromise par une fragilité pulmonaire. Alors, pour réconcilier l’adolescente avec ses poumons, on lui suggèrera un instrument à vent. « J’ai choisi la flûte sans grand amour, se souvient-elle, mais mon prof était passionnant. » Car c’est bel et bien le chant qui la titille, même si elle sait que cela risque d’être « laborieux ». Abandonnant ses rêves un peu fous – la chanson française et même pourquoi pas le rock – elle entre à l’académie de Verviers et se retrouve en finale des Jeunes solistes de la RTBF. Suivront les conservatoires de Mons et de Bruxelles, chez Marcel Vanaud, qu’elle a « adoré ». La formation, qu’elle concrétise par deux Premiers prix et un diplôme supérieur, est exigeante mais la laisse perplexe sur son avenir. « J’étais dans un cul de sac. Je cherchais ce que j’allais faire de ma voix. Je me suis donné une dernière chance en allant étudier 
à Londres. Si cela n’avait pas été convaincant, j’étais prête à reprendre des études à l’université, en psycho pourquoi pas ! »
Admise en 1998 à la prestigieuse Guildhall School of Music and Drama, elle y reçoit l’enseignement de Véra Rosza, qui perçoit très vite son talent. « Cette extraordinaire octogénaire, qui avait enseigné à Kiri Te Kanawa, m’a appris à trouver ce qu’elle appelait “l’essence de mon timbre”. Je savais enfin pourquoi j’étais faite. »

Premières rencontres

Reste à concrétiser la révélation. En 1999, le réalisateur Gérard Corbiau cherche des “voix” pour ce qui sera un grand succès cinématographique, Le Roi danse, au cœur de l’univers musical de la cour de Louis XIV. « J’ai sauté dans l’Eurostar, se souvient Céline. Et j’ai passé l’audition en chantant pour la première fois avec un accompagnement de clavecin. Quel choc ! Que de temps perdu jusque-là. Je ne connaissais pas grand-chose à la musique baroque, mais j’avais trouvé ma voie. » Et les planètes s’alignent. Car c’est Reinhard Goebel, sommité de la musique ancienne, qui dirige la bande-son du film à la tête de son légendaire Musica Antiqua Köln. Le courant passe. Le chef va embarquer la soprano dans ses tournées et lui ouvrir les portes de tout le répertoire germanique, dont ce fameux Bach que Céline « place au-dessus de tout ». Et comme cette native de la frontière germanique pratique volontiers la langue de Goethe…
Ces années-là sont celles de ses premières rencontres décisives avec des chefs qui ont pour nom Jordi Savall, Leonardo García Alarcón, René Jacobs – qui lui offre ses premiers pas à la Monnaie dans Eliogaballo de Cavalli et La Flûte enchantée de Mozart. Complicité immédiate aussi avec Christophe Rousset, avec lequel elle interprétait il y a peu Atys de Lully à Versailles. « Christophe m’a tout de suite accordé sa confiance. C’est lorsque je ne me sens pas contrainte que j’exprime le mieux les sentiments. Si on m’enferme,
je m’éteins tout de suite. »
Mais la rencontre la plus déterminante des premiers temps sera celle du gambiste liégeois Philippe Pierlot, avec lequel elle vient de graver Dolcissimo Sospiro (Flora). Grâce à la viole de gambe – « mon instrument fétiche, que j’aurais choisi si je n’avais pas chanté » –, 
elle va découvrir, jeune chanteuse, les vertus des ornementations, typiques de la musique française du 17e siècle.

Du baroque à la zumba

Voix ciselée, timbre clair, présence scénique, cette grande blonde au sourire lumineux et au parler rieur a tous les atouts pour séduire les grands du baroque. Qui ne vont plus cesser de la réclamer. Le “hic”, c’est que Céline, qui avoue « traîner depuis l’enfance le syndrome de l’imposteur », hésite souvent avant de dire oui, « persuadée de ne pas toujours être à la hauteur d’une partition ou d’un collègue ». Ainsi, elle refusera longtemps de travailler avec Christina Pluhar et son Arpeggiatta, dont la célébrité lui fait peur. Frayeur aujourd’hui vaincue – un nouveau disque attendu en mai –, et cela pour le plus grand bonheur des fans de la théorbiste autrichienne et de la soprano verviétoise. Laquelle reconnaît avoir « appris à vivre avec ce stress-là ». Et les autres : « On passe sa vie à être seul avec soi, à s’interroger jour et nuit, sur la manière dont on va interpréter et transmettre ce que l’on a en soi. Il y a des moments où cela étouffe. »
Ce n’est en tout cas pas le sentiment qu’elle donne sur scène, tout entière à cet art vocal qu’elle enflamme même dans les airs les plus tendres. Elle habite littéralement chaque rôle et elle le revendique. « Pour moi, c’est la seule manière de faire ce métier, même si elle n’est pas très orthodoxe. Les chanteurs travaillent beaucoup sur leur posture afin d’éviter tous les gestes et les mouvements parasites. Et c’est ce que j’enseigne à mes étudiants au Conservatoire de Liège. Mais quand ils me voient sur scène, ils doivent se dire que je fais l’inverse de ce que je leur dis ! »
Il est vrai que lorsque l’on est aussi professeure de… zumba, on est du genre à avoir la bougeotte. Dix ans déjà en effet que Céline a craqué pour cette discipline artistico-sportive aux rythmes latinos où, une fois de plus, elle se sent moteur d’une transmission. « Enseigner est un magnifique prolongement de soi », assène-t-elle, même si dans la zumba, à laquelle elle prête « une vertu antidépressive », elle ne parle qu’avec son corps. « Mais j’y trouve ce rythme que j’aime tant, ce rythme qui est aussi le propre de la musique baroque. »
Elle appuie chaque mot avec cet enthousiasme rayonnant qui semble ne jamais la quitter. On le lui dit. Sourire un rien mélancolique. « À 45 ans, je pense qu’il n’y a plus tellement de temps devant moi. Alors, j’avoue que s’il m’arrive encore de refuser des projets, je m’emballe très vite pour une nouvelle production. Peu importe le montant du cachet ou la scène, du moment que cela soit de la belle musique ! »
Et puis, cet ultime aveu, d’une sincérité désarmante, comme toujours avec elle : « En fait, chaque fois que je me produis, j’ai la sensation que cela pourrait être la dernière fois. J’ai toujours ce sentiment d’urgence. Peut-être parce que, je l’avoue, j’ai très peur de la mort. Mais peut-être est-ce aussi cela qui me permet de profiter toujours à fond de ce que je suis en train de vivre. » Et de le partager avec une telle fougue !