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Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Musique classique & programmation

Entre prudence et envies d’ailleurs

Vanessa Fantinel

La musique classique sonorise nos vies : de la pub au cinéma, elle réapprivoise un grand public qui, de son côté, s’approprie doucement l’institution. Les salles de spectacle, endroit stratégique de la rencontre, sont-elles actrices ou suiveuses de ce mouvement ? Quelles sont les attentes de l’auditoire, comment décode-t-on et traite-t-on les tendances musicales au moment de construire un programme 
de saison ou de festival ? Larsen a voulu en savoir plus sur la vision de nos programmateur·trices en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Le Grand Manège (Namur)

Les statistiques générales, ces dernières années, montrent qu’il y a un vrai intérêt pour la musique actuelle (des compositeurs vivants donc) et pour les compositrices. Le répertoire traditionnel du Vieux Continent s’offre quant à lui de l’oxygène en misant sur les revisites, la diversité des formats et l’interdisciplinarité. Les interprètes jouent aujourd’hui un rôle de premier plan dans la perception de leur pratique, tandis que la nouvelle génération de compositeur·trices tâche de réinstaller un rapport de confiance avec les auditeur·trices.

L’équilibre des contraintes

À la rencontre des salles de concerts, aucune “vision” n’émerge au premier abord : la construction d’un programme repose d’abord sur des données très concrètes. Jean-Paul Dessy, à la tête d’Arsonic à Mons et de l’ensemble Musiques Nouvelles, parle d’une « juste mesure entre trois dimensions » : les artistes, les moyens financiers et les moyens humains. Et ces contraintes diffèrent sensiblement d’un lieu à l’autre : présence d’un orchestre permanent à la Salle Philharmonique de Liège, un fonctionnement centré sur la production et la diffusion au CAV&MA (Namur), tandis qu’à Flagey, on ne cache pas que la base de la programmation, c’est le bâtiment lui-même « car le public vient aussi par affinité avec cette acoustique particulière ».

 

Robert Coheur – Salle Philharmonique de Liège

Il y a toujours quelque chose qui peut intéresser quelqu’un.
Cela se joue sur les formats, les horaires, les durées,
la composition des programmes…

 

Cet “équilibre des contraintes” est la réalité avancée par plusieurs programmateur·trices de salles, avant même que l’on ne parle de musique. Résultat : le ton des œuvres et artistes à l’affiche ne fait pas toujours l’objet d’une grande réflexion philosophique puisqu’il faut assembler un puzzle cohérent où les envies de chacun·e doivent s’accorder avec les agendas. Directeur·trices, artistes résident·es, invité·es, chef·fes d’orchestre travaillent de concert pour rassembler un public le plus large possible.

L’ancien et le nouveau

Le public : la pièce du puzzle à la fois la plus nécessaire et la plus imprévisible. En musique classique, il apparaît souvent constitué d’une base de fidèles, sensibles à la musique (à la culture en général) et rassurés par un répertoire plutôt traditionnel. La programmation doit donc « à la fois continuer à nourrir sa curiosité (…) et s’étendre à de nouveaux venus. » Pour savoir ce qui plaît aux un·es et aux autres, la seule donnée objective, ce sont les chiffres de fréquentation des salles et, pour garantir cette fréquentation, le parti pris le plus répandu est un délicat dosage de connu et d’inconnu, d’ancien et de nouveau. C’est le cas dans quelques-unes des “grandes maisons” : au CAV&MA, à la Salle Philharmonique de Liège, à Flagey, où les discours se rejoignent autour d’une prudence qu’on estime inévitable : « Il faut faire confiance au public mais il faut aussi former les gens, les aider, réfléchir à l’équilibre des programmes. Si on propose au public quelque chose de nouveau, il faut aussi lui donner quelque chose qu’il connaît. »

Pour résumer, on trouvera donc des affiches composées pour plaire et surprendre d’un même geste, avec un·e compositeur·trice superstar côtoyant une œuvre totalement inconnue, par exemple. Une formule qui peut paraître simpl(ist)e, mais qui semble fonctionner : on observe que les gens qui poussent une première fois la porte des salles de concert ont tendance à revenir.

Déconstruction et médiation

Comment motive-t-on ce public des premières fois ? Celui qui pense à la musique classique comme à un univers parallèle, qui considère cette chose, de loin, comme une grand-messe pour initiés ? Tout simplement en le prenant par la main : une patiente démarche de déconstruction est menée par les équipes pour évacuer une certaine idée d’austérité et ça passe aussi par le contexte : un accueil décontracté, la mise en scène des concerts, le travail sur l’éclairage… Et avant le grand soir, en amont, « des clés de lecture, des séances préparatoires, des présentations, des rencontres… Il se crée progressivement un lien qui désacralise l’institution ». La démarche de médiation est largement valorisée par les acteurs du secteur. À Liège, où la Salle Philharmonique propose une extrême diversité de formules, Robert Coheur insiste sur cette envie de partager et défendre le répertoire à l’affiche : « Il y a toujours quelque chose qui peut intéresser quelqu’un. Ça se joue sur les formats, horaires, durées, composition des programmes ; on tient aussi à rester cohérents, à ce que les spectacles soient profondément en adéquation avec la proposition, pour préserver la confiance, que les gens ne se sentent pas lésés. »

Oser l’audace ?

Si tous se réjouissent d’un public curieux et réceptif, les conclusions ne tirent pourtant pas toujours le même fil. À la lecture des programmes de saison, on constate une majorité d’œuvres et de compositeur·trices “à valeur sûre” : les risques restent mesurés. Mais pourquoi prendre autant de soin à guider les gens si c’est pour, à l’arrivée, ne leur proposer qu’une nouveauté timide ?

 

Maarten Sterckx - Bozar

En conférant un aspect visuel à la musique,
on peut faire émerger de nouveaux points de vue
et attirer de nouveaux publics.

 

C’est que cette nouveauté, nous dit-on, doit se préparer : confronté à l’inconnu, il faudrait en moyenne deux saisons avant que le public ne suive avec son enthousiasme habituel. Gilles Ledure résume : « Une des règles les plus difficiles à suivre est de se limiter, de rester sobres et lisibles. De ne pas commettre l’erreur de mettre notre propre goût au-dessus de celui du public. Ne jamais sous-estimer le public, mais ne jamais non plus surestimer ses propres goûts. »

Isabelle Bodson regrette parfois ce manque d’audace, en admettant que le contexte économique et budgétaire, de plus en plus serré pour les structures, ne facilite pas les choses. « Aux Festivals de Wallonie, notre projet global tend vers un élargissement du public et c’est un travail de compromis permanent car, culturellement, la recherche active d’une diversité dans les salles est une vraie révolution. » Les Festivals de Wallonie proposent des concerts dans divers lieux et régions de la FWB. À ce titre, ils sont soumis aux conditions spécifiques des salles qui les accueillent, ce qui permet aussi de constater une tendance « liée aux territoires, à leurs préoccupations et à l’offre disponible : dans les endroits où la classe bourgeoise érudite est moins représentée, on observe que la curiosité peut mieux s’exprimer ».

Se montrer audacieux et encourager la curiosité consisterait à investir davantage dans le travail de création, impliquer d’autres univers et disciplines, prendre des risques avec des interprètes moins connu·es et oser des projets “à perte” car plus techniques, plus intimes, parfois avant-gardistes.

Confondre l’amour du passé avec le passé

À Mons, la vocation de l’Ensemble Musiques Nouvelles (“enrichir et promouvoir les musiques de création dans leur plus grande diversité”) assure naturellement l’orientation d’Arsonic vers des propositions hors cadre, remarquant que « c’est une joie de voir un public venir en confiance pour une découverte. Car il y a un danger dans la mélomanie, celui de chercher à écouter le même, à vouloir retrouver ce qui nous a touché ».

Pour le Klara Festival – dont le thème est “Crossroads” – Joost Fonteyn prévoit des expériences innovantes, une mixité des genres et disciplines, et une part importante de compositeur·trices actuel·les : « Il faut des artistes qui attirent un public, qui ont un rayonnement, mais aussi éviter de s’installer dans un système “muséal”. Les gens associent souvent leur amour pour la musique du passé avec le passé lui-même. Il est important de choisir des musiciens qui vont donner un nouveau souffle aux musiques anciennes, dans une optique de redécouverte. »

Une autre grande institution bruxelloise, Bozar, en profond remaniement depuis l’arrivée de Christophe Slagmuylder à sa direction générale, s’apprête à se distinguer en proposant, dès la saison prochaine, un programme qui élargira franchement le répertoire aux musiques actuelles et prendra le parti d’un dialogue entre le passé, le présent (et l’avenir). Aux commandes de la programmation, le nouveau venu Maarten Sterckx en est convaincu : la question n’est pas de privilégier la musique ancienne ou la récente, mais de construire des ponts entre les deux, montrer les influences de l’une sur l’autre tout en favorisant les connexions entre disciplines. Musique et architecture, expositions, projections, créations lumière… « La jeunesse aime la musique minimaliste mais complexe (…) En conférant un aspect visuel à la musique, on peut faire émerger de nouveaux points de vue et attirer de nouveaux publics. Je crois qu’il est important 
de travailler la dramaturgie des spectacles. C’était déjà l’idée des Ballets russes de Diaghilev, qui connectait les arts ensemble. »

Chez nous, la Monnaie entretient sa tradition de modernité. C’est aussi le parti pris de nos voisins immédiats de la Philharmonie de 
Paris et du Muziekgebouw d’Amsterdam (exemples inspirant précisément la future ligne de Bozar). Le festival Présences (Radio France) est centré (avec succès !) sur la création musicale. On peut encore citer l’Elbphilharmonie à Hambourg, l’Opéra de Paris (où le chef Gustavo Dudamel a élargi le répertoire aux œuvres anglo-saxonnes… avant de néanmoins tirer sa révérence), et que dire de la Scandinavie
où l’éducation musicale est intégrée au cursus scolaire avec un effet direct sur la mélomanie de ses habitants (rien qu’en Finlande, on compte quarante-cinq festivals annuels de musique classique).

Justement. Après avoir parlé de connecter les arts entre eux, qu’en est-il des territoires ? Musicien, compositeur et chroniqueur sur Musiq3, Patrick Leterme est un artiste au cœur du processus, des deux côtés linguistiques du plat pays et à l’étranger. Il insiste sur l’importance de dépasser notre champ de vision : « Il existe des choses formidables qu’on ne connaît simplement pas en Belgique. Il faut déployer de l’énergie pour les faire entrer dans nos pratiques, parfois limitées par un “effet géoculturel” car au centre de l’Europe, on a le sentiment d’avoir facilement accès à tout ce qui se fait, que tout transite par chez nous, alors que plus loin, aux USA par exemple, je tombe souvent sur des compositeurs qui sont régulièrement joués et que je n’avais pourtant jamais entendus ici. Idem en Scandinavie. Personnellement, à la croisée de mes différentes “casquettes”, je me donne pour mission d’apporter la Bonne Nouvelle : regardez, ça existe et c’est génial ! (rires) ».

Et pourquoi ne pas la répandre largement ? Les structures qui bénéficient d’une subvention dédiée à la programmation ont tendance à plutôt développer les productions propres. Les autres, fonctionnant par coproductions et diffusion de spectacles, négocient plus largement des tournées et des partenariats avec d’autres orchestres : 
on y retrouve ainsi des ensembles français, allemands, scandinaves… mais les “risques” restent cependant calculés.

La mobilité des artistes et la diversité des programmations dépendraient donc, surtout, du fonctionnement économique des uns et des autres… et, parfois, des risques qu’on est prêts à prendre pour elles.