Accéder au contenu principal
Le magazine de l’actualité musicale en Fédération Wallonie - Bruxelles
par le Conseil de la Musique

Loïc Riom

Génération Z et musique live

Julien Winkel

Dans le numéro 54, Larsen s’interrogeait : et si la “classe moyenne” de la musique était en train de mourir à petit feu ? Notre magazine relayait notamment les angoisses d’organisateur·rices de concerts de petite et moyenne taille, apparemment désertés par le jeune public. Pour approfondir cet enjeu, nous avons interrogé Loïc Riom, de l’Université de Lausanne (Suisse). Premier assistant au Laboratoire d’étude des sciences et des techniques, il a publié une étude se penchant sur les relations entre la Génération Z et la musique live pour le compte du Centre National de la Musique (CNM), un établissement public sous tutelle du ministère français de la Culture.

Expliquez-nous ce qui vous a poussé à vous intéresser à la relation entre la Génération Z (les personnes nées entre 1997 et 2010) et la musique live ?
Loïc Riom : C’est le CNM qui a mis cette idée sur la table. Des professionnels du secteur français des concerts leur avaient fait remonter certaines inquiétudes quant aux habitudes de consommation “live” de cette génération. Des inquiétudes qui entrent d’ailleurs en résonance avec l’article sur la classe moyenne de la musique publié par votre magazine. Le sujet est vraiment intéressant parce que les musiques actuelles sont aujourd’hui largement envisagées sous l’angle de l’enregistrement alors qu’à contrario les concerts occupent, ou réoccupent, une place plus importante dans le paysage musical. 


On parle de la Génération Z comme d’un ensemble homogène. Ce n’est pas un peu réducteur ?
Il ne faut effectivement pas homogénéiser ce groupe, au sein duquel il existe de très grandes différences de pratiques. On sait que l’accès à la culture dépend d’un certain nombre de ressources que les personnes ont à leur disposition et d’habitudes en partie transmises par la famille mais aussi par différents groupes de pairs. Et puis, on peut avoir la même éducation ou appartenir à des milieux familiaux comparables, mais quand on vit à Paris ou dans une petite ville de province, on ne dispose pas des mêmes possibilités pour se rendre à un concert.

Pourquoi évoquer cette Génération Z alors ?
Le concept de génération est intéressant parce qu’il permet de penser que des groupes d’individus atteignent des moments particuliers de leur vie dans des conditions différentes. On sait que la sortie de l’adolescence, l’entrée dans l’âge adulte, est importante pour la formation du goût musical, des pratiques en lien avec la musique. Or le monde dans lequel on effectue ses premières expériences exerce une influence sur les possibilités dont on dispose, ainsi que sur nos pratiques.

Le fait d’avoir vécu ses premières expériences live en 1993 ou en 2023 exerce donc une influence ? 

Oui. Depuis 20 ans l’industrie du live s’est considérablement transformée. Les festivals ont pris plus d’importance qu’avant. Les concerts sont passés d’un statut un peu marginal dans le monde de la musique, qui était surtout organisé autour du CD, à une activité qui est devenue pour beaucoup, la source principale de revenus. Il y a aussi plus d’offre et on assiste à une flambée des prix des tickets pour un certain type de concert. Sans compter l’enjeu des technologies numériques qui viennent transformer certaines pratiques, notamment au niveau de la prescription et de la circulation de la musique.

Ce que l’on devient en tant que “consommateur·rice” de concerts dépend donc aussi de son environnement, de la relation que l’on entretient avec cet écosystème. C’est une des grilles d’analyse de votre étude.
Oui. D’ailleurs le CNM était intéressé par une étude centrée sur les pratiques des jeunes mais j’ai plutôt insisté sur le rapport entre les jeunes et le monde des concerts. Parce que l’enjeu réside aussi dans la manière dont le monde des concerts appréhende les jeunes, dans le type de monde qu’on leur offre pour vivre leurs premières expériences de concert.

Vous évoquez, dans votre étude, la possibilité que les jeunes puissent ne pas trouver leur compte dans ce qui est proposé aujourd’hui par les salles ou les festivals.
De manière générale, je ne suis pas sûr que l’industrie du concert soit organisée pour les jeunes. Si on regarde “qui” tourne aux USA, on peut citer Bruce Springsteen… qui n’est pas l’artiste le plus tendance chez eux.

Mais votre étude ne porte pas sur les concerts organisés par les tourneurs énormes, comme celui de Bruce Springsteen.

L’étude que j’ai menée en collaboration avec Robin Charbonnier, du CNM, se base effectivement sur des entretiens avec de jeunes Français et de jeunes Françaises, ainsi que sur des ateliers de discussion avec des professionnels français du milieu subventionné et indépendant, parfois en difficulté sur ce sujet. Je ne suis pas sûr que les gens de Live Nation aient tout à fait les mêmes préoccupations qu’eux.

Existe-t-il une distorsion entre ce que ces organisateurs subventionnés et indépendants proposent en concert et les attentes des jeunes ?
Oui, en partie, si l’on en croit ce qui ressort des discussions. Mais la situation est plus complexe que cela. Ce ne sont pas juste les organisateurs qui oublient de programmer des artistes populaires auprès des jeunes. Les petites et moyennes salles de concert se sont développées autour du modèle de carrière du rock indépendant où les groupes sortent un premier album, effectuent une première tournée pendant un an, puis sortent un deuxième album en développant progressivement une audience avant d’éventuellement décoller. Or pour certains nouveaux artistes, cela ne se passe plus comme ça. Ils ou elles connaissent parfois un succès très rapide via certaines plateformes web et se retrouvent en six mois en capacité de remplir des salles beaucoup plus grandes.

Ces petites et moyennes salles, de par leur modèle, ont donc du mal à “capter” ces artistes qui grandissent très vite ?
Oui. Certaines nous ont aussi rapporté avoir programmé l’un ou l’autre artiste qui finissait par annuler parce qu’il avait reçu une proposition plus intéressante, d’une salle plus grande, ou parce que tout d’un coup, ça ne faisait plus sens d’aller jouer dans une salle de 500 personnes en province.

Vous évoquez Internet. Est-ce que finalement, à l’image de ce qui se passe dans d’autres secteurs, ce n’est pas ça l’enjeu principal ?
Totalement. Mais attention, les carrières fulgurantes existaient aussi avec le CD. Comme celui-ci s’est effondré, on a un peu oublié ce fait et le live s’est imposé pendant un court moment comme “LE” modèle de construction d’une carrière. Or le streaming prend aujourd’hui une place de plus en plus importante.

L’étude évoque aussi la difficulté que rencontrent les organisateur·rices de concerts de petite et moyenne importance à maîtriser les réseaux sociaux ou le streaming et à se rendre visibles au sein de cet environnement médiatique largement privilégié par les jeunes.
Le secteur du live indépendant, subventionné, a beaucoup de peine à exister dans ce nouvel écosystème des plateformes de streaming et des réseaux sociaux. Ces plateformes évoluent très vite, ont toutes des codes, des manières différentes et très coûteuses de créer du contenu. Il faut du matériel, des connaissances pour s’adapter… une force de travail dont les structures qui organisent des concerts ne disposent pas toujours. Quand on s’appelle Live Nation, il est moins compliqué d’engager dix community managers pour développer une stratégie de communication sur les réseaux sociaux que quand on est une petite salle.

Ce que vous décrivez s’applique aussi à la presse traditionnelle, qui voit les jeunes se détourner d’elle pour lui préférer les réseaux sociaux.

Oui. D’ailleurs une large partie des salles indépendantes avait pour habitude de travailler avec des acteurs médiatiques comme les Inrockuptibles, ou encore d’autres publications. Les problèmes que connaissent ces journaux et magazines traduisent et créent en quelque sorte la difficulté de ces salles. Elles doivent trouver de nouveaux relais pour entrer en contact avec les jeunes, alors que les codes de communication sur les nouvelles plateformes empruntent au marketing et à des pratiques plus mainstream qui ne collent pas à l’image que ces salles se font d’elles-mêmes.

Ici, c’est la question de ce qu’on appelle la “prescription” qui revient sur la table.
Les chaînes de prescription ont passablement évolué et continuent de le faire. Chaque génération s’est construite sur ses propres chaînes. Le renouveau du rock indé dans les années 2000 est très lié aux blogs. On peut retracer une histoire de la musique au travers des moyens de prescription et de compte-rendu du journalisme musical.

C’est une question importante ? 

La question de la presse musicale est tout à fait sous-estimée par les pouvoirs publics. En Suisse, cette presse se résume à quelques fanzines de niche et la presse généraliste a tendance à supprimer les postes de journalistes culturels. Du coup, les acteur·rices culturels manquent d’interlocuteurs.

Pour entrer en contact avec les jeunes, ne faudrait-il pas leur donner plus de place au sein des structures organisatrices de concerts ? 

Ce qui ressort des entretiens, c’est que les salles rencontrent des difficultés à recruter des jeunes. Ces dernières années, il y a eu des changements dans notre relation au travail, les gens ont parfois des aspirations auxquelles le milieu a plus de mal à répondre, en termes d’horaires de travail, de conciliation avec d’autres activités ou la vie de famille. Beaucoup de structures ont également fait état de difficultés à recruter des bénévoles ou à renouveler leurs équipes. En général, le modèle que suivaient ces institutions consistait à professionnaliser le programmateur ou la programmatrice et à placer des bénévoles au bar. On peut se poser la question de savoir si ce modèle ne devrait pas être revu… Avec la professionnalisation, on a effectué des choix mais on devrait peut-être réfléchir à des façons de faire qui soient plus participatives, plus démocratiques, au niveau des liens avec les publics ou avec le quartier dans lequel les salles se trouvent.

Loïc Riom

Je ne suis pas sûr que l’industrie du concert soit organisée pour les jeunes.

Face aux problèmes évoqués, certain·es acteur·rices du secteur musical sont tenté·es ou contraint·es de revenir à une forme d’artisanat, de Do It Yourself (DIY). Cela peut favoriser l’inclusion des jeunes ?
Dans un milieu plus institutionalisé où les gens peuvent faire carrière, ce qui est évidemment une bonne chose, se pose tout de même la question de la façon dont ces institutions accueillent la nouveauté, s’adaptent à de nouvelles pratiques. En Suisse, où les gens font moins carrière dans le milieu musical et en sortent après dix ans, notamment à cause des conditions de travail, il existe peut-être moins d’écart avec les jeunes.

Ce glissement vers le “DIY”, c’est une sorte de retour aux sources ?

Peut-être. Mais il ne faudrait pas y perdre les améliorations des conditions de travail liées à la professionnalisation. Le secteur doit réfléchir et mener des évolutions mais il y a aussi une question de politiques publiques et culturelles derrière tout cela. Il faut voir comment ces milieux sont aidés pour mettre en marche ces évolutions. De mon côté, je me bats beaucoup en Suisse pour que les politiques culturelles prennent au sérieux la notion de marché de la musique, alors qu’on y est encore souvent attaché à une conception de l’art “contre” les industries. Or je pense que cette question de marché est importante, non pas tellement pour dire “on va développer des industries créatives et ça va être génial” mais pour se poser la question de savoir de quel type de marché de la musique on veut disposer. Un marché a besoin d’un certain nombre de conditions cadre et les pouvoirs publics doivent intervenir sur ces conditions pour garantir un certain nombre de choses et les façonner d’une certaine manière.

On a beaucoup insisté au cours de cet entretien sur l’aspect relationnel entre les jeunes et les organisateur·rices de concerts. Mais certaines données suggèrent des aspects comportementaux “purs et durs” de la part des jeunes. Des comportements qui mettent les salles “indés” en difficulté. On voit ainsi qu’en France, les jeunes ont tendance à préférer les salles de type Zénith ou qu’ils réservent leurs places de plus en plus tard…

Si on prend vos deux exemples, on voit qu’il y a aussi des médiations à l’œuvre, des intermédiaires. Est-ce que réserver à la dernière minute est étranger au fait qu’il est possible de se procurer un ticket via des plateformes de billetterie ? De la même manière, concernant l’attrait pour les grandes salles et les grandes stars, le processus d’internationalisation des goûts, d’internationalisation médiatique et des instances de prescription fait que là où il était possible de voir Indochine ou Johnny Hallyday à une ou deux heures de chez soi, on a maintenant droit à une date à Paris quand on veut aller voir Beyoncé par exemple. Il n’est pas possible pour elle de jouer dans toutes les villes moyennes du monde et cela dessine des relations aux publics qui sont différentes, qui vont vers des salles de plus en plus grandes.

Beaucoup de salles se plaignent tout de même du fait qu’elles ont de plus en plus de mal à attirer les jeunes pour des concerts “indés”, même dans un style comme les musiques urbaines.

On en revient à la question de la prescription, qui a changé. Est-ce que les jeunes ont entendu parler des artistes que ces salles programment ? Je n’en suis pas sûr.

On parle beaucoup de la Génération Z, mais les autres générations jouent-elles également un rôle dans la situation actuelle ? 

Dans les années 60 et 70, les concerts étaient surtout fréquentés par les plus jeunes. Or, ces personnes ont grandi et ont continué à fréquenter les concerts. En dehors du fait de savoir si les jeunes vont moins aux concerts, il faut aussi constater qu’il existe d’autres populations qui y assistent. Quand je m’interroge sur le fait de savoir si les concerts sont toujours organisés pour les jeunes, cela touche à cette question-là. Pour un certain nombre d’acteurs, il est plus intéressant de viser le quarantenaire ou le cinquantenaire qui peut se payer un billet, acheter deux t-shirts et cinq vinyles à la sortie du concert plutôt qu’un jeune fauché.

Cela peut avoir un effet sur leur rapport avec la Génération Z, sur le choix des artistes ? 

Bien sûr, parce qu’ils ont besoin de remplir leurs salles. De nouveau, il faut envisager cette question non pas au niveau individuel ou de la salle, ou des jeunes, mais dans le cadre d’enjeux pratiques très concrets.

Voyez-vous des pistes de sortie par le haut ? 

On est face à un milieu qui est très régulièrement secoué par des changements technologiques, ou de marché, importants et qui est obligé de se réinventer dans des conditions pas évidentes. Je me garderai donc de donner des leçons d’innovation. Si j’en avais, j’ouvrirais une boîte de consulting et je deviendrais riche. Je pense néanmoins que se donner un peu de temps pour réfléchir et discuter entre acteurs est utile. Il s’agit d’une réponse corporatiste mais c’est le type de travail que j’essaie de mettre en place. Si des gens sont intéressés par le fait d’organiser des tables rondes ou de déposer des sujets de recherche, je me tiens volontiers à disposition. Il s’agit aussi d’un point qui ressortait des ateliers. Les salles, les festivals ont des besoins en matière de veille des publics, de réflexion. Il faut voir comment on peut trouver des voies de collaboration entre le milieu de la recherche et les acteurs du secteur.

https://cv.hal.science/loicriom